PATRIMONIALISATION ET RÉGIMES D’HISTORICITÉ (II) : LE SECRET

Nous avons au cours du projet Fabriq’am - La fabrique des "patrimoines" : Mémoires, savoirs et politique en Amérique indienne aujourd’hui (http://fabriqam.hypotheses.org) exploré différentes modalités de « mises en oubli » suscitées par la patrimonialisation (la substitution de rituels, l’opposition, l’euphémisation ou l’éradication de la violence de certaines pratiques par exemple). Mais mettre en patrimoine suppose parfois aussi de taire volontairement pour différents motifs : la peur, la honte, la fierté, la colère, des formes de résistance, l’affirmation d’un frontière dans un monde qui se veut globalisé, ou bien au contraire la volonté de masquer des particularités afin de pouvoir s’y insérer et de pouvoir mener des revendications.

L’objectif de cette journée est de réfléchir sur le « secret » dans un contexte de patrimonialisation et avec la volonté de conférer une importance au contenu du secret et de ne pas réduire son analyse à l’étude seule de sa forme (voir Adell 2014). Différents aspects seront abordés :

Les liens entre l’oubli et le secret : comment penser l’articulation ou les glissements entre le fait d’oublier et le secret dans les cas où l’idéal de la patrimonialisation (idéal communautaire, démocratique, de justice, d'équilibre et de réciprocité, d'harmonie avec la nature etc. selon) n’est pas compatible avec certaines pratiques indigènes (peines de mort, combats rituels violents, attaques sorcelaires par exemple) ; comment penser cette articulation encore, dans les cas de violence politique (Voir Robin 2013) et notamment quand « le devoir de mémoire » a donné lieu à des processus de patrimonialisation ?

Les conceptions et les rapports à la temporalité et à l’ancestralité, les modes de constructions mémorielles à travers l’étude des liens entre histoire orale et les archives notamment.

Voiler et dévoiler :dévoiler n’est pas que dire, tandis que cacher ne se résume pas à taire ; inversement taire n’est pas forcément cacher et garder secret (voir (Adell op. cit., Armanet 2011). Il s’agira de s’interroger sur les rapports entre le contenu et la forme du secret ainsi que sur la transmission et le contrôle de la diffusion d’information (contrôler cette diffusion au sein d’un processus de patrimonialisation est-ce garder un secret ? Le secret peut-il supporter un dévoilement graduel ?). Mais au delà, l’étude du secret interroge sur les frontières qu’il estompe ou qu’il affirme entre des groupes et par là renvoie intimement à des enjeux identitaires et politiques qu’il conviendra d’explorer dans sa dimension à la fois synchronique et historique (Voir Demanget 2014).

Patrimoine, secret et trace :certaines pratiques (des rituels funéraires, des techniques narratives) visent à effacer des traces, à faire disparaître ou à dissimuler et font en sorte qu’il n’y ait pas de transmission possible. Comment penser alors leur patrimonialisation ? Peut-on patrimonialiser ce qui a disparu intentionnellement ? Nous mettrons en parallèle des cas où des pratiques fondées sur l’oubli et le secret n’ont jamais été patrimonialisées et d’autres fondées sur le contrôle de la diffusion d’informations (certains codes culturels sont dévoilés, d’autres non) afin de réfléchir sur l’articulation entre secret, patrimoine et trace tout en considérant les différentes échelles de ce processus. Enfin, nous nous demanderons si inversement, la patrimonialisation ne peut pas être vécue comme un dispositif qui a révélé des secrets ?

Les émotions : elles semblent jouer un rôle cardinal dansles processus qui conduisent des groupes à « faire des secrets ». Il s’agira ici de mieux déterminer quelles peuvent être ces émotions, d’examiner leur rôle (dans quelle mesure sont-elles des embrayeurs de réflexivité ? par exemple) et de s’interroger sur l’articulation entre expression émotionnelle, discours et pratiques.

L’anthropologue et le secret : quel estle rôle de l’anthropologue et quelle prise de risque dans l’anthropologie et l’ethnographie du secret (Voir Graham M. Jones 2014) dans un contexte de patrimonialisation ? Que fait l’anthropologue quand ses données sont censées rester secrètes ? Ces interrogations conduisent à nous interroger cette fois-ci sur les secrets de l’anthropologue et sur l’autocensure du chercheur : comment expliquer des processus politiques sans dévoiler l'intime ? Comment concilier un certain engagement moral et politique, parfois militant, avec le travail scientifique ? par exemple.

Programme

10h : accueil des participants

10h20

Laurence Charlier (anthropologue associée au MA)

Présentation

10h30

Montserrat Ventura i Oller (Universitat Autònoma de Barcelona)

La tradition à l’envers : passé et futur dans un exemple équatorien

Si l’oubli peut être considéré comme une façon de remémorer autrement, dès qu’on essaye de comprendre la place de l’oubli dans les sociétés tournées vers l’avenir on peut concevoir le patrimoine, moins comme une célébration d’un fait du passé, que comme une mise à l’avant de certains paradigmes que la société s’efforce de sauvegarder. Ainsi, la séance portera sur une catégorie d’événements, tels que le silence, la discrétion, ou l’excès de parole en tant qu’éléments clés du devenir social, à partir de l’ethnographie de la société Tsachila de l’Équateur, afin de proposer un nouveau regard pour penser les actes de patrimonialisation.

11h15

Pause

11h30

Anath Ariel de Vidas (Directrice de Recherche, MA)

L’histoire omise. Tradition orale, histoire transcrite et patrimonialisation dans un village nahua au Mexique.

L’exposé explorera les réactions des habitants d'un village de culture nahua au Mexique au texte de l’anthropologue sur l'histoire de cette localité qui comprend des événements historiques qui avaient été réduits au silence. Les échanges autour de ce texte ont révélé, entre autres modes de relation à l’histoire locale, aussi celui qui omet certains événements historiques dont la mémoire n’est plus transmise. L'analyse de la réception de ce texte soulève la question du type d'histoire que les habitants souhaitent adopter dans le processus de transcription de leur mémoire collective ou, en d'autres termes, la question de la relation entre la tradition orale, le secret, l’oubli, la honte et les sources historiques explorées par la chercheuse. En mettant en perspective l'histoire omise avec celle qui est transmise, l’analyse de l’omission d’événements historiques peut servir d'ouverture épistémologique afin de comprendre les notions locales du patrimoine, et par extension, une position collective sur les changements historiques.

12h15

Magali Demanget, (Maîtresse de conférence, Université Paul-Valéry Montpellier)

Le trésor secret du chamanisme. Paradoxes de la mise en patrimoine dans la Sierra Mazatèque (Mexique)

Il s’agira d’interroger l’attitude observée dans la société mazatèque qui consiste simultanément à cacher et à exhiber certains aspects du chamanisme local (acteurs mythiques locaux, usages rituels des champignons sacrés, oraisons/chants chamaniques). L’une des qualités « patrimoniales » de ces aspects fut d’avoir été occultés dans le cours de l’Histoire et d’être toujours au centre de pratiques tangibles. Cette qualité de secret garantit une continuité souterraine courant aussi bien dans la synchronie de relations sociales contemporaines que dans le fil d’un temps long (en lien avec l’héritage préhispanique). En même temps, dans cette perspective patrimoniale, l’existence du secret, du fait de sa mise en écriture, est avant tout discursive. Ici, le secret constitue la plus value du patrimoine culturel local en étant rattaché à l’idée d’un bien précieux, un trésor qui peut être dérobé, un reste demeuré caché, préservé mais aussi sauvegardé, au sens de gardé vivant. La supposée continuité affichée sur les scènes patrimoniales paraît cependant, dans le cadre pragmatique des relations sociales, élaborée à partir de ruptures, de mésalliances, de rapports d’inclusion/exclusion. Si je me suis attachée par ailleurs à l’existence « positive » du secret comme patrimoine, il s’agira ici d’aborder la face caché de cette exhibition : qu’est-ce qui est soustrait à la patrimonialisation ? Les motifs de cette soustraction sont-ils conscients ? En quoi la valeur de ce qui est soustrait diffère-t-elle de ce qui est montré ? Qui sont les acteurs, et surtout quelles sont les circonstances de ces pratiques de dissimulation ? Ces interrogations nous conduiront à explorer un « contenu » du secret indissociable de son existence pragmatique.

13h

Déjeuner

14h

Vincent Hirtzel (Chargé de recherche, LESC)

Discrétion, camouflage et secret(s) : la politique de frontière yurakaré

En prenant l’exemple d’une parentèle yurakaré (piémont andin bolivien), cet exposé examinera comment le secret peut être analysé comme l’extrémité d’un continuum de stratégies de résistance « travaillant » l’interface du « dehors » et du « dedans ». Les difficultés et les surprises de l’enquête ethnographique menée en son sein (qui seront elle-mêmes restituées dans leur épaisseur historique) serviront à ébaucher une réflexion sur les nécessaires transformations des rapports frontaliers auxquels peuvent conduire les processus de patrimonialisation. Dans quelle mesure l’effort patrimonial repose-t-il sur un monde utopique de « libre-circulation », sans frontière « épaisse » ? Dans quelle mesure est-il tributaire, par ailleurs, sur le registre politique, de la dilution « acceptable » de l’altérité ?

14h45

Laurence Charlier (Anthropologue associée au MA) et Claude Legouill (sociologue associé au CREDAL)

Des secrets des ayllus aux secrets de l’anthropologue : une approche croisée du secret en contexte de patrimonialisation dans le Nord Potosi de Bolivie

Nous allons nous attacher à croiser les données, les méthodes mais aussi les questionnements réflexifs que nous avons pu avoir chacun sur un même terrain (le Nord Potosi) vis à vis du secret en contexte de patrimonialisation. Cette présentation est le fruit d’une rencontre entre deux chercheurs aux méthodes et aux recherches différentes mais qui ont pu aboutir à une réflexion commune sur la patrimonialisation des ayllus dès lors précisément que nous abordions la question du secret. La patrimonialisation des ayllus renvoie en effet à un idéal communautaire, démocratique, d'équilibre et de réciprocité. Cet idéal a incité les ayllus à taire certaines pratiques qui ne coïncidaient guère avec cet idéal et qui, une fois sorties du groupe,risquaient de leur supprimer des avantages symboliques acquis par la figure de l'« indio permitido » (Hale, 2004), et leur permettant d'obtenir des reconsidérations économiques, politiques et territoriales.

Deux points seront examinés : les secrets révélés par l‘anthropologue aux ayllus et les secrets révélés à l’anthropologue par des membres de l’ayllu. Nous ferons tout d’abord référence à l’accès du chercheur aux sources et aux archives du Nord Potosi ignorées au début de notre terrain par les habitants des ayllus, mais qui peuvent jouer aussi bien un rôle dans leur « processus de reconstitution des ayllus » que dans la résolution de leurs conflits locaux en se heurtant à la mémoire orale. Le mythe les auraient-ils trompés comme l'expliquent les habitants de l’ayllu Kharacha arguant qu’on leur avait caché la vérité ? S'agit-il de dévoiler les secrets des archives et de révéler les erreurs de la reconstitution historique des ayllus ? L’autre point sera consacré à l’anthropologue qui dérange dès lors que des secrets lui ont été révélés, souvent de manière imprévue (confidences intimes, révélations sous l’effet de l’alcool) ou lors de conflits in situ : peine de mort pour cause de vol, absence de sanction pour des cas d’infanticide ou de viol, attaques sorcelaire, pratiques de guerre par exemple. Ceci nous conduira en conclusion à réfléchir sur le rôle de l’anthropologue par rapport aux secrets : que fait-il des données censées ne pas être dévoilées ? Comme rendre compte à l'écrit de certaines pratiques ? Au delà, ces questions nous renvoient aussi aux secrets de l’anthropologue : quels sont les secrets de l’anthropologue vis à vis de ses interlocuteurs sur le terrain mais aussi vis à vis de la communauté scientifique ? Quelle est la place de l’autocensure ?

15h30

Pause

15h45

Ariela Epstein (post-doctorante LISST)

« On-dit » et réponses évasives, la non-écriture d’un morceau d’histoire en contexte de patrimonialisation

Comme toute construction patrimoniale, celle de l’ancienne usine Anglo (Fray Bentos, Uruguay) et du quartier ouvrier qui l’entoure, implique une écriture du passé. Le processus institutionnel à l’œuvre a posé des balises dans le temps : la mémoire mise en avant est celle de l’usine en marche, et celle de la vie ouvrière, jusqu’à la fermeture de l’établissement. L’ethnographie du présent de ce quartier oblige pourtant à interroger un autre moment historique, celui de la dictature militaire, qui correspond, juste après la fermeture de l’usine, à l’expulsion de presque tous les habitants du quartier Anglo. Mon travail interroge alors ce passé qui en « réveille » un autre, et tente de saisir les enjeux actuels des différentes mémoires de ce lieu.

16h30

Nathalie Manrique (Anthropologue affiliée au LAS)

Secrets, simulacres et exhibitions. Noces et pratiques funéraires chez les Gitans d’Andalousie

Chez les Gitans d’Espagne, deux champs de pratiques sont tenus pour secrets : ceux liés au mariage et ceux associés à la mort. Seuls des Gitans sont, en principe, autorisés à connaître les détails de la défloration de la mariée, à poser leur regard sur les « trois roses » et à se laisser envelopper par la mélodie de l’Alboreá (ou Yeli) considérée comme étant le patrimoine essentiel des Gitans (déclarée Patrimoine Immatériel de l’Humanité par l’Unesco en 2010). Le secret semble ainsi perpétuer fondamentalement la frontière entre les Gitans et les non-Gitans. D’autre part, à la mort d’un Gitan, l’existence de cet individu est officiellement oubliée pour et par tous. Plusieurs techniques d’oubli sont donc instaurées dont la mise en place du secret. Ce dernier s’adresse essentiellement aux proches parents du défunt qui doivent s’assurer que le surnom de leur cher disparu ne soit plus prononcé. Dans ces deux champs, le secret semble donc œuvrer de manière distincte : d’un côté, le silence serait imposé pour marquer et perpétuer la frontière entre « ceux qui savent » (les Gitans) et « ceux qui ne savent pas » (les non-Gitans) et de l’autre, pour dissimuler un contenu pourtant connu de tous pour qu’il sombre ainsi dans l’oubli.

L’étude de simulacres de mariages devenus des patrimoines touristiques à l’échelle internationale (Procession des Gitans lors de la Semaine Sainte de Grenade et pèlerinage de la Vierge de Cabra à Cordoue), montre que le rôle de ces secrets est moins la construction d’une frontière entre initiés et non-initiés que l’occasion de révéler à chaque Gitan, par l’intermédiaire de différents codes, les statuts, très mobiles, de chacun au sein de la communauté. Ces codes se transmettent d’une génération à l’autre perpétuant, de manière parallèle, la distinction entre Gitans et non-Gitans. Lors d’un décès, le secret permet d’exclure le défunt de tout type de transmission (matérielle ou symbolique) aux générations qui suivent. Les secrets gitans agissent à la fois pour la transmission et pour l’exclusion de celle-ci. Ils révèlent donc l’importance de l’ « intimité culturelle », celle qu’on se réserve pour l’entre soi, pour le bon fonctionnement interne du groupe et reflètent une identité fondée sur la seule transmission communautaire et jamais individuelle.

17h15

Débat

Discutant

Emmanuel de Vienne (Maître de conférence, Nanterre Université)

Organisation

Laurence Charlier

laurencecharlierzein@gmail.com




Bibliographie

Adell, N., 2014, Introduction. Faire le secret, Mondes contemporains, N°5, p. 3-10.

Armanet, E., 2011, Le ferment et la grâce. Une ethnographie du sacré chez les Druzes d'Israël, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail.

Demanget, M., 2014, La patrimonialisation de l’occulte. Secret chamanique et écriture en terres mazatèques (Mexique), Mondes contemporains, N°5, p. 29-51.

Graham M. Jones, 2014, Secrecy, Annual Review of Anthropology, Vol. 43 : 53-69 (Volume publication date October 2014), First published online as a Review in Advance on June 24, , DOI: 10.1146/annurev-anthro-102313-030058.

Hale C., 2004, Rethinking indigenous politics in the era of the « indio permitido », National American Congress on Latin America (NACLA), Report on the Americas, 38, 2, New York, p. 16-21

Hale C. and Millaman R., 2005, Forthcoming Cultural Agency and Political Struggle in the Era of Indio Permitido, Cultural Agency in the Americas, edited by Doris Sommer. Durham, NC: Duke University Press. p. 281-301

Harrison R., 2013, Forgetting to remember, remembering to forget: late modern heritage practices, sustainability and the ‘crisis’ of accumulation of the past

International Journal of Heritage Studies,
Vol. 19, No. 6, 579–595, http://dx.doi.org/10.1080/13527258.2012.678371

Robin V., 2013, (Re)jouer l’histoire de la guerre, revivre le massacre. Performance carnavalesque et processus mémoriels dans les Andes d’Ayacucho (Pérou), Droit et cultures, 66, p. 103-124, http://droitcultures.revues.org/3174

Informations pratiques

Date(s)
  • Lundi 2 mars 2015 - 10:00
Lieu(x)
  • EHESS, salle du conseil B, 2 mars 10h-19h, 190 av de France, 75013 Paris,