Violences urbaines, économiques et virales : Quand protéger tue

Monsieur A. a 38 ans. Il fait partie de cette catégorie des poor workers japonais qui viennent gonfler les rangs des sans-abris, chaque année plus nombreux. Si le travail en intérim ne lui permettait pas de payer un loyer fixe, il lui apportait néanmoins suffisamment pour assurer le strict nécessaire à sa survie : « Mon travail consiste à déménager des bureaux. Avec le coronavirus, cette activité s’est totalement arrêtée. Ça fait plus d’un mois que je n’ai pas de travail. » Interviewé par la chaîne de TV Abema, assis dans l’un des couloirs de la gare de Shinjuku (Tôkyô), ce jeune adulte sort une carotte de son sac à dos. « Avec ça je peux tenir la journée. Puis c’est bon pour la santé… »
M. Shimada a 49 ans. Il fait partie des sans-abris récupérant quelques revenus grâce à la vente à la criée du journal Big Issue. Ses ventes avaient déjà chuté avec la préparation des Jeux Olympiques. Dans l’optique des JO, le gouvernement a effectué plusieurs opérations de grands travaux, détruisant certains sites pourtant emblématiques de la capitale tokyoïte comme la gare d’Harajuku ou encore le parc Miyashita à Shibuya qui accueillait de nombreux sans-abris. Aujourd’hui, ce parc est remplacé par un centre commercial aux couloirs tentaculaires. Ces opérations foncières s’étaient accompagnées d’une expulsion des personnes sans abris des lieux publics et autres parcs du centre de Tôkyô vers l’est de la ville, où se trouvent traditionnellement les quartiers les plus paupérisés, construits sur des zones anciennement marécageuses.
Crédits carte : ©Hatonet / traduction Cécile Asanuma-Brice
Avec la crise du coronavirus, les mesures de confinement ont augmenté la vulnérabilité des personnes employées comme intérimaires, ou n’étant plus en mesure de faire fonctionner leur commerce. Une partie d’entre elles se trouve dans l’obligation de vivre à la rue.
Sans client depuis plus d’un mois, M. Shimada a regagné les quartiers centraux espérant augmenter sa clientèle. Ne pouvant plus payer les deux ou trois nuits par semaine qu’il s’autorisait à passer dans un café internet, il dort désormais dehors. Quoi qu’il en soit, les cafés internet, faisant partie de la catégorie des distractions, ont été fermés pour éviter la propagation de la pandémie.
En plus des personnes durablement à la rue, une nouvelle vague de paupérisation est venue alimenter les rangs des personnes précaires. C’est le cas de Yoshida san. A 48 ans, il vient de perdre son travail et son domicile : « Je n’ai plus de maison. Je suis comme un homeless. Je travaillais en intérim, mais il n’y a plus de proposition de travail. Je ne pouvais plus payer ni mon loyer, ni mes repas. Une connaissance de l’entreprise d’intérim me prête un appartement d’une pièce gratuitement jusqu’à la fin du mois de mai. Mais je ne sais pas comment je ferai après. Je n’ai toujours pas trouvé de travail. » M. Yoshida a été expulsé du dortoir de l’entreprise d’intérim où il logeait jusqu’en avril. Un mois passé à dormir dans des hôtels-capsules a eu raison de ses économies restantes. L’appartement d’une pièce dans lequel il est logé pour quelques jours n’étant pas sous contrat, il lui faudra quitter les lieux sous peu.
L’accroissement de la précarité s’accompagne d’une diminution des points de distribution de nourriture (takedashi) présents d’ordinaire.
La population des sans-abris est estimée à environ 4 000 personnes pour la capitale tokyoïte selon le professeur Inaba (directeur de Tsukuroi Tokyo Fund, association de soutien aux personnes dans la précarité). La forte augmentation récente du nombre d’emplois précaires alimentés par les contrats à durée déterminée et autres intérims aura certainement comme effet un accroissement drastique de ce chiffre d’ici quelques semaines. Selon un article du Yomiuri du 30 mai, le nombre de personnes en cessation d’activité en raison de la crise actuelle serait quatre fois supérieur à celui observé durant la crise financière mondiale de 2008. Toutes ces personnes comptaient sur les 100 000 jpy (832 euros) annoncés par le gouvernement du premier ministre Abe pour remédier à la baisse d’activité due au confinement. Mais certains arrondissements et communes requièrent, pour la réception de cette somme, d’avoir une adresse fixe. Les plus démunis se trouvent donc dans l’incapacité de pouvoir toucher ces aides qui ne pourront soutenir les plus pauvres alors qu’elles peuvent être touchées par des personnes qui n’en n’ont pas la nécessité.
Les récents propos de Cynthia Fleury dans Libération selon lesquels nos pays auront payé cher la rupture opérée avec le contrat social qui souligne la nécessité de revenir au care, socialement et politiquement institutionnalisé prennent ici, comme ailleurs dans les pays qui ont opté pour un néo-libéralisme débridé, tout leur sens. Si cette notion de care est extrêmement diffuse et repose en grande partie sur la société civile au Japon et plus spécifiquement sur les femmes, la défaillance de l’institutionnalisation déjà criante du système de soins s’est accentuée avec la crise, engendrant à la fois une plus grande vulnérabilité des citoyens les plus fragiles et, simultanément, la mise en difficulté des dispensaires et autres centres médico-sociaux de petite taille.
Ainsi, les patients relevant de la médecine ambulatoire ont cessé de fréquenter les établissements de soins de crainte de contracter une infection nosocomiale. Les petits dispensaires de quartier et autres établissements de soins indépendants (dermatologues, dentistes, masseurs, etc.) ont été confrontés à une baisse drastique de leur clientèle. Le 28 mai, Yoshiko Yamamoto, secrétaire général adjoint de l’Association des organisations médicales du Japon, à laquelle appartiennent 1770 hôpitaux et cliniques, a révélé une situation préoccupante. Lors d’une réunion le 28 mai dernier au Ministère de la Santé, du Travail et du Bien-être social, il déclarait qu’une part non négligeable de ces lieux de soins vacille entre faillite et endettement. Ainsi, une enquête de performance recouvrant la période mars-avril auprès de 111 sociétés médicales révèle que 60% d’entre elles estiment que « l’impact négatif sur la gestion est grave ». Alors que certains centres avaient supprimé des lits pour isoler les patients contaminés qu’ils n’ont pas vu arriver, d’autres ont été submergés par des infections de masse et ont dû suspendre le suivi des patients atteints d’autre maladie.
Face à cette gestion très contestée, le taux de popularité du gouvernement japonais a chuté à 27 % d’opinion favorable. Aussi, les leçons de cet épisode sont les mêmes au Japon que celles soulignées par Eva Illouz dans son article publié à L'Obs, soit la défaillance du contrat social et les effets nocifs du néolibéralisme structurellement dans l’incapacité d’investir dans des secteurs non rentables (hôpitaux et autres services sociaux) ayant pourtant la lourde charge de protéger nos vies. Au-delà du constat, il est urgent de nous donner les moyens d’inventer une suite qui soit en rupture avec ce que nous avons établi jusqu’à présent, au risque de rester à jamais prisonnier d’un ultralibéralisme létal pour notre socio-écosystème.
Article initialement paru le 2 juin 2020 sur le blog "Japosphère" de Libération
Pour en savoir plus :
- Cécile Asanuma-Brice (2019), Un siècle de banlieue japonaise : au paroxysme de la société de consommation, 304 p., collection Vue d’ensemble, éd° MétisPresses (avec le soutien du Comité National du Livre)
- Cécile Asanuma-Brice (2020), "Coronavirus, l’exception japonaise ?", Cécile Asanuma-Brice & Tristan Guillot, in Revue Recherches et éducations, numéro Hors Série : Quelle éducation avec la Covid-19 , sous la direction de B. Andrieu et J. Descarpentries, chap. Néolibéralisme et gouvernementalité, juillet 2020
- Mélanie Hours (2007), "La pauvreté urbaine au Japon", Transcontinentales, Le défi sanitaire, p. 121-138
- Barbara Stiegler (2019), "Il faut s'adapter" Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 332 p.
- Alexandre Faure (2020), "Expérimentations et politiques urbaines. L'héritage de Tōkyō 2020 et les conséquences de son report", Revue Marketing territoriale, université de Rouen.
- Raphaël Languillon-Aussel R. (2018), "De la renaissance urbaine des années 2000 aux Jeux olympiques de 2020 : retour sur vingt ans d’intense spatial fix à Tokyo", Revue Ebisu, La fabrique des villes japonaises contemporaines, p. 25-58
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- L'expérience des problèmes publics. Perspectives pragmatistes
Daniel Cefaï & Cédric Terzi (eds) - Le souci des autres. Éthique et politique du Care
Sandra Laugier & Patricia Paperman (eds) - Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun au politique
Laurence Kaufmann & Danny Trom (eds)
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur le coronavirus :
- Michel Agier, « Personnes migrantes en centres de rétention et campements. Désencamper pour protéger », 23 avril 2020
- Marie Assaf et Antoine Nséké-Missé, « Des trous dans le filet de protection sociale aux États-Unis ? », 12 juin 2020
- Yohann Aucante, « Les implications d'une crise mondiale inédite », 9 avril 2020
- Florence Bergeaud-Blackler et Valérie Kokoszka, « La gestion de la pandémie nous déshumanise-t-elle ? Un regard sur la gestion du Covid-19 en Belgique », 19 mai 2020
- Aïcha Bounaga, Hamza Esmili et Montassir Sakhi, « Marges urbaines, formes de vie confinées et ouvertures critiques. Relire De Martino au temps de la catastrophe », 11 mai 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Victor Mardellat, « Est-il immoral de choisir quelles vies sauver ? », 27 mars 2020
- Camille Peugny, « Le coronavirus porte-t-il le coup de grâce aux jeunes générations ? », 22 octobre 2020
- Bénédicte Zimmermann, « Redéfinir ce pour quoi nous travaillons pour prendre soin de ce à quoi nous tenons », 15 juin 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Le Covid-19, une maladie socialement inégalitaire », Nathalie Bajos, Le Monde, 09/10/2020
- « Covid-19 : "Cette enquête déconstruit certains discours sur la surexposition des immigrés" », Nathalie Bajos, Le Monde, 09/10/2020
- « Covid-19 : « La pandémie cristallise un moment où la confiance nécessaire à la vie en société est remise en question » », Laurent Dousset, Le Monde, 04/09/2020
- « Comprendre l’effet du confinement sur les conditions de vie », Nathalie Bajos, Libération, 13/05/2020
- « Depuis les ténèbres, qu’avons-nous appris ? », Eva Illouz, L'Obs, 11/05/2020
- « Cette crise ne révèle pas nos failles, mais des choix de société », Didier Fassin, Les Inrockuptibles, 27/04/2020
- « Le Covid-19, révélateur de nos failles institutionnelles », Alain Trannoy, Les Échos, 22/04/2020
- « Peut-on éviter une crise sociale en plus de la crise sanitaire en France ? », Serge Paugam, RFI, 21/04/2020
- « Antonio Casilli : "Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société" », Antonio Casilli, Libération, 25/03/2020
- « Le confinement isole encore plus les personnes déjà isolées », Olivier Remaud, Les Inrockuptibles, 23/03/2020
- « Le coronavirus met le tissu économique en détresse », Alain Trannoy, La Provence, 17/03/2020
- « L'épidémie rend visible pour tout le monde que la mondialisation est extrêmement fragile », Pierre-Cyrille Hautcoeur, France Culture, 10/03/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Cécile Asanuma-Brice est chercheuse en sociologie/géographie Urbaine au CNRS et membre associée du Centre de recherches sur le Japon (CRJ).