Des trous dans le filet de protection sociale aux États-Unis ?

La progression de la pandémie de Covid-19 aux États-Unis en ce printemps 2020 a plongé la première puissance politique et économique de la planète dans une situation sanitaire particulièrement dramatique. À la date du 9 juin, le pays constituait le premier foyer de contamination mondial, comptant plus de 2 026 000 cas d’infections enregistrés et franchissant la barre des 110 000 décès. Les mesures de confinement et d’arrêt des activités économiques jugées non-essentielles pour freiner la progression des contaminations ont été inégalement mises en œuvre. Certains États comme New York et la Californie se sont distingués par le caractère anticipé de leurs mesures à un moment où la réponse du gouvernement fédéral se faisait attendre. L’impact des très nombreuses fermetures d’entreprises a conduit à une forte contraction de l’économie et à une explosion du chômage dans un pays qui connaissait encore en début d’année une situation de plein emploi. Le ministère du Travail évaluait pour le mois d’avril à 14,7% la part de la population active au chômage, quand ce chiffre ne s’élevait qu’à 3,5% à peine deux mois plus tôt. Le président Trump a négocié un plan de relance de deux mille milliards de dollars avec le Congrès destiné essentiellement à venir en aide aux entreprises. Il se concrétise pour les foyers américains par l’envoi d’un chèque du gouvernement fédéral de 1 200 dollars pour chaque personne aux revenus annuels inférieurs à 75 000 dollars (avec 500 dollars additionnels par enfant à charge). Toutefois des voix parmi l’opposition démocrate se sont élevées pour réclamer davantage de soutien des autorités en direction des personnes les plus modestes ainsi qu’un renforcement des programmes d’assistance déjà existants. Car au-delà d’une crise sanitaire et économique, c’est bien une crise sociale qui semble poindre à l’horizon, l’épidémie agissant comme un puissant révélateur des insuffisances de l’État-providence états-unien.

Aux États-Unis, l’assistance sociale est réservée aux « pauvres méritants » – les personnes handicapées, les personnes âgées pauvres, les mères célibataires, dont les parcours de vie ne leur permettent pas de vivre autrement qu’avec le secours de l’État. Ces catégories de la population ont accès à un filet de sécurité minimum, très mobilisé durant cette période de crise. Pour les personnes âgées proches de la retraite et les personnes handicapées, touchées par le chômage, deux types d’aides sont disponibles : le Supplemental Security Insurance (SSI) et le Social Security Disability Insurance (SSDI), traditionnellement déjà très sollicités en période de hausse du chômage car plus généreuses que l’assurance chômage. Les familles en difficulté ont, quant à elle, accès à la Temporary Assistance to Needy Families (TANF), une aide financière, et à Food Stamps, des coupons leur permettant de faire des courses alimentaires. Dans tous les cas, il s’agit de programmes financés par l’État fédéral mais dont les applications et critères peuvent fortement varier selon les États. L’accès à ces aides peut être soumis à des critères liés au revenu permettant d’en limiter le recours et à certaines conditions, comme la recherche d’emploi. Ainsi, pour conserver son éligibilité, il est souvent nécessaire d’être défini comme pauvre (tel que le seuil de pauvreté est défini par l’État fédéral) ce qui permet d’exclure de ce système d’assistance les personnes pouvant travailler et « les pauvres non méritants ».

Alors que la pandémie comme la crise économique frappent de manière disproportionnée les personnes les plus fragiles, ces aides sociales paraissent bien insuffisantes ou inadaptées à répondre aux urgences du moment. Or, le plan de relance du gouvernement présenté plus haut est loin de répondre à ces défis : l’administration Trump semble avoir fait le choix délibéré de ne pas s’appuyer sur ces dispositifs sociaux qui, tout insuffisants qu’ils soient, avaient tout de même le mérite d’exister avant la crise et de palier certains manques. Ainsi, les banques alimentaires et les organismes de charité privés ont été privilégiés pour fournir de la nourriture aux personnes démunies plutôt que de renforcer le programme Food Stamps. Ce processus s'inscrit dans la tradition de la privatisation de l'assistance aux États-Unis. Les conservateurs en particulier – qui jugent les programmes sociaux coûteux, inefficaces et moralement douteux – ont favorisé le recours aux acteurs du secteur privé, comme les Églises ou les associations à but lucratif et non lucratif. Le programme TANF semble aussi être le grand oublié de ce plan de relance fédéral, lui qui avait préalablement vu ses dotations diminuer continuellement depuis sa création en 1996. Dès lors, cette situation fait ressortir les inégalités entre États puisque certains prennent des mesures, comme la Californie qui a permis l’utilisation des Food Stamps en ligne afin d’éviter de longues queues et une concentration de population dans certains supermarchés. Ou encore les nombreux États (New Jersey, Floride, Maryland, Michigan, Massachusetts…), qui ont suspendu les obligations de travail demandés pour toucher TANF. Comme on le rappelle souvent, il vaut mieux être pauvre dans certains États que dans d’autres, en particulier ceux du Sud où la minorité afro-américaine, très touchée par le virus, est aussi celle qui bénéficie le plus de ces aides.

Cette période de forte hausse du chômage et de crise n’est pas sans rappeler celle de l’émergence du New Deal, la législation qui a donné naissance à ce filet de sécurité minimal dans le contexte de la Grande Dépression. Mais en 2020, plutôt que de renforcer les structures existantes et leur donner les moyens de répondre aux défis sociaux que la pandémie cristallise, les citoyens se retrouvent une fois de plus délaissés par les manquements de l’État social états-unien. Les suspensions de ces conditions marquent un tournant dans l’histoire des politiques sociales et souligne la résistance des États face à la gestion du gouvernement fédéral. En pleine période électorale, l’épidémie de Covid-19 relance le débat sur la nécessité d’universaliser les aides sociales afin d’harmoniser et de renforcer le filet de sécurité minimal auquel ont accès les citoyens.

 

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A propos de l'auteur: 

Doctorante à l'EHESS (Cena), Marie Assaf étudie dans le cadre de sa thèse, sous la direction de Romain Huret et la co-direction de Yohann Aucante (Cespra), "La formation des politiques du handicap aux États-Unis des années 1980 à nos jours : acteurs et réformes du Welfare State"

Antoine Nséké est doctorant à l'EHESS (Cena). Il mène une thèse, sous la direction de Romain Huret, sur "Un autre État-providence? Le programme Food Stamps aux État-Unis".