Redéfinir ce pour quoi nous travaillons pour prendre soin de ce à quoi nous tenons

Les changements dans la sphère du travail au cours des trente dernières années ont été guidés par un processus continu d'adaptation des entreprises et de leurs salarié·es aux exigences des marchés économiques et financiers. La pandémie a révélé, si besoin était, les limites de cette logique de marché, tout en affirmant une autre finalité du travail : celle du prendre soin.
« Prendre soin » s’est imposé comme mot d’ordre dans presque toutes les sphères de la vie humaine, bien au-delà de sa consignation habituelle aux soins domestiques et de santé, majoritairement prodigués par des femmes. De la sphère privée aux politiques publiques, en passant par les pratiques des entreprises, son exigence a essaimé.
La pandémie a démontré les vertus d'un État social qui prend soin des personnes – des malades, des personnes âgées, des travailleurs et travailleuses qui ont perdu leur revenu – tout en dévoilant au grand jour combien l’efficacité des politiques sociales dépend de la manière dont on prend soin de ces politiques, à commencer par les moyens financiers et en personnels qui leurs sont dédiés. Sur un autre plan, la crise sanitaire nous a rappelé que l'activité économique ne requiert pas seulement le soin et le soutien des politiques publiques, mais que prendre soin (des travailleurs, de l’environnement… et pas seulement des actionnaires) fait légitimement partie des responsabilités des entreprises.
Les propositions politiques qui visent à conditionner les aides aux grandes entreprises à la prise de responsabilités fiscales et environnementales vont dans ce sens. Mais en dépit de la tribune publiée dans Le Monde (3 mai 2020) par 92 patron·nes appelant à mettre « l’environnement au cœur de la reprise économique », les lobbies économiques font entendre leur voix dans la plupart des pays européens, France comprise, pour bénéficier d’aides publiques sans contrepartie sur le terrain de la responsabilité fiscale et écologique des entreprises.
Les bouleversement sociaux et économiques majeurs induits par la pandémie nous invitent pourtant urgemment à reconsidérer ce que signifie prendre soin dans le domaine du travail. Au-delà des métiers désormais qualifiés d’« indispensables » en ce qu’ils œuvrent à la continuité de la vie des personnes et de la société – tels que médecins, infirmier·ères, caissier·ères, éboueur·ses, livreur·ses, policier·ères… –, la pandémie a montré combien prendre soin est une exigence qui, sous de multiples facettes, concerne tout type de travail. Mais que reste-t-il de cette exigence au moment du déconfinement ? Comment les entreprises prennent-elles soin de celles et ceux qui réalisent le travail, de l'environnement et de la société en interaction avec lesquels ce travail est effectué ? Et que signifie prendre soin en ces matières ? Qui est à même d’en décider ? Ces interrogations soulèvent plus largement la question des finalités du travail, inhérente à tout projet qui chercherait à jeter les bases d’un travail socialement juste et écologiquement durable.
Si nous considérons avec John Dewey et son ouvrage Theory of valuation, publié en 1939, que prendre soin est intimement lié à ce à quoi nous tenons, à ce qui nous est cher, individuellement et collectivement, alors identifier les contours de ce que prendre soin veut dire dans le domaine du travail requiert une démocratie politique vivace et inclusive, mais aussi une démocratie du travail, ancrée dans les territoires et les entreprises.
Renforcer la participation des salarié·es aux prises de décision, sur la base d’une discussion contradictoire sur ce à quoi il·elles tiennent / nous tenons, est une condition nécessaire pour que demain ne ressemble pas tristement à hier, pour que les inégalités de revenu, de qualité de l’emploi et du travail ne continuent pas à se creuser au détriment de ceux dont l’activité s’est révélée si vitale pendant la crise sanitaire ; pour que les personnes et l’environnement ne soient plus relégués au rang de ressource pour l’activité économique, mais qu’en prendre soin en devienne une finalité.
Après le rendez-vous manqué en France des ordonnances Macron du 22 septembre 2017 portant réforme du dialogue social et économique dans l’entreprise, le moment est venu de rouvrir le chantier de la participation des salarié·es dans l’entreprise, afin d’en faire des acteur·rices à part entière des arbitrages que la crise économique et sociale annoncée ne manquera pas de requérir, et de les associer ainsi à dessiner la société de demain.
Pour en savoir plus :
- John Dewey, Theory of Valuation (1939), in The Later Works (1925-1953), Carbondale, Southern Illinois University Press, vol. 13, p. 189-251 ; traduit par A. Bidet, L. Quéré et G. Truc, La formation des valeurs, Paris, La Découverte, 2011
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- Le souci des autres. Éthique et politique du Care
Sandra Laugier & Patricia Paperman (eds) - Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun au politique
Laurence Kaufmann & Danny Trom (eds) - Réparer le monde. Excès, reste et innovation
Revue Techniques & Culture, n° 65-66
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Cécile Asanuma-Brice, « Violences urbaines, économiques et virales : Quand protéger tue », 18 septembre 2020
- Yohann Aucante, « Les implications d'une crise mondiale inédite », 9 avril 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Luc Foisneau, « Léviathan 1651 versus Covid 2019. À quoi sert l'autorité de l'État en temps de crise sanitaire ? », 4 mai 2020
- François Jarrige et Thomas Le Roux, « Une autre pandémie : la pollution », 29 avril 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Coronavirus & futur du travail : ce que la science-fiction nous apprend pour la suite », Pierre-Antoine Marti, Welcome to the Jungle, 20/06/2020
- « Peut-on éviter une crise sociale en plus de la crise sanitaire en France ? », Serge Paugam, RFI, 21/04/2020
- « Il y a ce à quoi nous sommes reliés, nous tous, confinés mais interdépendants, responsables, solidaires et fiers de l’être », Nathalie Heinich, Le Monde, 04/04/2020
- « Nos sociétés mises au défi du coronavirus », Richard Rechtman, RFI, 03/04/2020
- « Le coronavirus, "c'est la revanche des petites inégalités" », François Dubet, Public Sénat, 01/04/2020
- « Antonio Casilli : "Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société" », Antonio Casilli, Libération, 25/03/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Bénédicte Zimmermann est directrice d’études en sociologie du travail à l’EHESS (Centre George-Simmel) et permanent fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin.