Quelles leçons de l’école suédoise par temps d’épidémie ?

Depuis le 11 mai, les écoles de France ont progressivement rouvert leurs portes, avec un certain nombre d’exceptions régionales ou locales et un arsenal très important de mesures de précaution. Dans un climat très anxiogène, les équipes pédagogiques comme l’encadrement ou les services de transport, mais aussi les élèves et les parents ont à suivre des protocoles très stricts et codifiés : classes de quinze élèves, qui impliquent en général une alternance une semaine sur deux, port du masque pour les professionnels, suppression des matériels scolaires communs, aménagement des espaces et des temps, gestes-barrières et désinfection, la liste des procédures occupe quelques dizaines de pages. Malgré ces précautions (ou peut-être aussi en raison de l’organisation qu’elles réclament), certaines municipalités ont considéré que les conditions n’étaient pas remplies pour rouvrir. Lorsque les transports scolaires ont repris, ils restent très peu empruntés et bien des parents ont choisi de garder leurs enfants à la maison. Le niveau d’appréhension semble extrêmement élevé et les mesures visant à garantir la sécurité sont finalement si impressionnantes qu’elles ne rassurent pas nécessairement les familles et les intervenants scolaires.
Dans ce contexte, il est assez surprenant de voir que pratiquement aucune comparaison n’a été faite avec un des rares pays européen qui n’a pas fermé ses écoles (hormis les lycées et les universités qui accueillent de jeunes adultes), la Suède. Or le contraste est particulièrement édifiant et il mérite qu’on s’y intéresse. Si les Suédois n’ont pas opté pour le confinement tout en cherchant à contrôler la propagation du virus, ils ont été nettement plus exposés à la contamination que les Français, tout du moins dans la grande région de Stockholm qui reste, de loin, la plus affectée. Cependant, l’agence sanitaire qui pilote la stratégie de lutte contre l’épidémie et informe quotidiennement la population a estimé assez tôt, en se fondant sur les premières études disponibles, que les jeunes enfants n’étaient pas un vecteur prédominant de contamination. Comme on le sait, les institutions les plus touchées, à l’instar de la France, ont été les maisons de retraite. En enquêtant auprès d’un certain nombre d’enseignants et de parents d’élèves dans différents endroits du pays, on ne peut que constater le même type de retour sur la situation au sein des écoles. Le fonctionnement et l’ambiance générale semblent très proches de la normalité et le niveau d’inquiétude au sein de la population paraît très limité. Dans un pays qui n’a pas été confiné, l’information sur les catégories de personnes et territoires à risque semble beaucoup mieux intégrée tandis qu’en France, on a l’impression que le virus est omniprésent et la contagion imminente en tout lieu et pour tout un chacun.
Bien sûr, il y a eu des mesures de prudence et des adaptations : personnels et enfants doivent rester à la maison au moindre symptôme ; le lavage de mains est de rigueur et le ménage est plus scrupuleux ; on évite le travail en groupe, les réunions avec les parents ; le sport se fait de préférence en extérieur et les voyages ou fêtes scolaires ont été annulés, toutes choses de bon sens. Cependant, il faut souligner que le port du masque n’a jamais été ni recommandé, ni expressément demandé par les parents ou les intervenants. Il y a naturellement eu des cas de Covid-19 parmi les professionnels. Très rarement, des écoles ont dû fermer du fait d’une recrudescence de congés-maladie au sein de l’encadrement scolaire ou communal, au pic de l’épidémie. Jusqu’ici il n’y a eu qu’un décès confirmé, un instituteur d’une soixantaine d’année au mois d’avril. Les syndicats ont aussi milité un temps pour que les personnels qui seraient dans une catégorie à risque puissent rester à domicile, mais cela a été traité au cas par cas et sans dispositif particulier. Toutefois, les élèves ne semblent pas avoir été eux-mêmes ni particulièrement sensibles, ni des transmetteurs très virulents, y compris dans les régions où le virus a beaucoup plus circulé qu’en France.
Il ne s’agit pas ici de juger d’un strict point de vue scientifique ou médical : quoi qu’on pense de la voie empruntée par la Suède, la comparaison devrait au moins nous aider à mettre en perspective le climat de très grande inquiétude, voire de défiance française au regard de la réouverture des écoles, ainsi que l’arsenal de mesures déployé. On peut comprendre les réserves et précautions des autorités publiques qui craignent d’être tenues pour responsable du moindre cas sévère, ou des équipes placées dans ce qui ressemble à une vaste expérimentation après deux mois de confinement. C’est justement dans ce moment que l’expérience de nos voisins européens gagnerait à être un peu mieux observée afin de déterminer la juste mesure de prudence et d’information de la population et de favoriser le retour à un climat plus propice à l’éducation.
Article initialement paru dans Libération le 21 mai 2020
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Maître de conférences à l'EHESS (Cespra - CNRS/EHESS) et codirecteur de la formation de master et doctorat en "Études politiques", Yohann Aucante étudie la social-démocratie, la genèse des systèmes de protection sociale en Scandinavie ainsi que la comparaison internationale des réformes de la protection sociale.
Maria Hellerstedt est maître de conférences en suédois à l'université de Lille.