Quand mon village fait l’expérience de l’épidémie (2) : le Gard

Mondes ruraux et expériences du Covid-19

Le sociologue américain Howard Becker a rédigé un texte sur l’expérience de la pandémie dans son quartier de San Francisco. Eve Bureau-Point et Laure Marchis-Mouren proposent de poursuivre sur cette lancée en décrivant les expériences de l’épidémie dans les zones rurales où elles ont vécu le confinement. Toutes les deux chercheuses au centre Norbert-Elias à Marseille, impliquées dans le groupe de travail de leur laboratoire sur le Covid-19, elles présentent ici deux regards sur deux mondes ruraux, forgés par des observations et des extraits de conversations avec des habitants confinés ou non. Ces deux textes rédigés dans le temps court de l’actualité rendent compte, plutôt qu’ils analysent, des accommodements et « inventions sociales » (Becker, op. cit.) qui ont émergé dans le quotidien du « confinement ».

Un village animé…

J’habite dans un village d’à peine plus de 500 habitants. Mon village est proche de deux villes d’assez grande taille disposant d’un fort rayonnement culturel. Vingt kilomètres le séparent d’une ancienne et fameuse cité épiscopale et trente autres d’édifices romains très fréquentés. Lorsque l’on se promène aux alentours de cette petite commune, à vélo ou à pied, les promeneurs locaux se mêlent rapidement aux touristes sur la piste de vestiges doublement millénaires. Mon village est, vous l’aurez compris, niché au cœur d’un territoire très touristique. Pourtant, il se tient timidement à l’écart des visiteurs. Il a toutefois quelques atouts : de vieilles maisons en pierre, une fontaine, un lavoir… Autant d’éléments appartenant au patrimoine rural. Les éléments qui symbolisent le village, d’après le sociologue Jean-Pierre le Goff, se trouvent à moins d’une centaine de mètres les uns des autres : la mairie, la place, l’église. La forme circulaire du village, centré autour de l’église, est soulignée par des murs anciens dont les meurtrières désormais camouflées trahissent un passé médiéval.

Il n’y a quasiment aucun commerce sur la commune. Il y a bien eu un dépôt de pain qui faisait aussi office de supérette il y a quelques années, mais il ne reste aujourd’hui qu’une cave coopérative : pas des moindres ! Le bar le plus proche se situe dans le village voisin, à deux kilomètres, et la supérette la plus proche est à dix kilomètres. Les habitants ? Ce sont en grande partie des familles de viticulteurs. C’est en cela que l’on peut dire que mon village est rural : son activité économique repose en grande partie sur la production agricole. Notre vin rouge est très apprécié par les locaux comme par les amateurs de vin en France et à l’international. Ce produit ne cherche pas à imiter ses célèbres voisins, le côtes-du-Rhône ou le Châteauneuf-du-Pape, mais il s’exporte partout dans le monde. J’en ai la preuve : j’ai vu des bouteilles à la vente au Japon et au fin fond du Nevada, aux États-Unis (elles étaient d’ailleurs vendues bien plus cher !). Dans mon village vivent aussi de nombreux retraités et des actifs qui travaillent dans les villes voisines.

Malgré cela, mon village n’a rien d’un « village-dortoir » selon la formule de Jean-Pierre Le Goff. Les habitants se connaissent et savent créer les occasions de se rencontrer. Avant la pandémie du Covid-19, la vie de village était rythmée par les événements festifs organisés par les nombreuses associations locales : le comité des fêtes, l’association sportive, l’association des parents d’élèves, la société de chasse, le club du troisième âge. En février 2020, on avait même testé un nouveau concept qui a très bien fonctionné : le bar associatif. Les habitants de tous les âges se réunissaient un soir de semaine pour « boire un coup », manger une pizza du foodtruck et jouer à des jeux de société. En été, toutes les générations se réunissaient à l’occasion de la fête votive durant laquelle les taureaux de Camargue courent dans les rues lors des abrivados, ces spectacles de rue, gratuits, qui se déroulent le jour d’une course ou dans le cadre d’une fête votive en fin de matinée. Le terrain de pétanque ombragé est fortement apprécié, notamment par les plus jeunes. Le lien social est ici très important. Comment s’est-il maintenu durant la crise sanitaire ? Ce texte s’appuie sur des observations menées sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram) et à proximité de mon domicile situé dans le centre du village.

 

Maintenir le lien en période de confinement grâce au numérique

Dès les premiers jours du confinement, j’ai pu observer les initiatives de mes voisins (ceux figurant parmi mes contacts) pour interagir malgré la distance. Sur Facebook, un groupe de jeunes a pris l’initiative de créer un concours de pétanque virtuel. Il est vrai que la pétanque est une activité phare ici. Les boulistes se rejoignent sur le terrain de pétanque appartenant à l’un ou l’autre des villages environnants. Les règles étaient décrites dans un post accompagnant chaque vidéo publiée : « Objectif : 3 boules 3 carreaux ». Dans leurs jardins et chacun chez soi, le participant (je n’ai pas repéré de participante) devait viser trois boules de pétanque situées les unes à côté des autres et à quelques mètres de là. En matière de pétanque, cette technique se nomme « tirer ». Le but est de dégager les boules du passage en effectuant un tir suffisant net et précis. Le participant filmait sa prestation puis la postait sur Facebook en « nommant » l’un de ses amis pour l’inciter à en faire de même.

Durant le confinement, les défis sur les réseaux sociaux se sont multipliés, à l’instar du concours de pétanque virtuel. Ces défis prenaient finalement la forme d’une chaîne, puisque chaque internaute en « nommait » un suivant. Celles que j’ai repérées en cette période différaient quelque peu de celles diffusées habituellement sur Facebook. Elles étaient centrées sur la vie des utilisateurs, incitaient à parler de soi et à faire parler ses proches. Les membres de mon réseau et particulièrement ceux de mon voisinage en milieu rural se sont parfois montrés férus de ce type de chaîne. Il y a par exemple eu le défi consistant à partager une photographie de soi plus jeune (bébé, enfant ou adolescent suivant l’âge de l’internaute), puis de nombreux quizz plus ou moins intimes, comme le quizz sur le couple (réponse à une (longue) série de questions personnelles sur la vie à deux (Qui est le plus têtu ? Lui. / Qui aime le plus faire la fête ? Elle), ou sur les relations entre frères et sœurs (Qui est le préféré de maman ?). Ou encore, celui, très intime, sur la vie de maman (Comment s’est passé mon accouchement ? Péridurale). Certains portaient davantage sur le tempérament (Portrait chinois : plutôt mer ou montagne ?). Le caractère intime de ces défis semblait rapprocher des personnes habituellement proches physiquement, en rendant les réponses visibles à un grand nombre de personnes.

Sont ensuite arrivés les défis humoristiques ou intellectuels, révélant une envie de se divertir dans un second temps du confinement. Les internautes diffusaient des phrases incongrues en attendant la réaction de leur entourage (Exemple : J’ai dansé nue dans mon salon et mon voisin m’a vue). Si le post était liké ou commenté, l’utilisateur envoyait alors un message privé à la personne ayant réagi pour l’inciter à son tour à publier l’une des phrases saugrenues proposées dans une liste. Dans un registre plus intellectuel, les énigmes ont ensuite fait leur apparition sur les fils d’actualité :

  • 1 lapin a vu 6 éléphants en allant à la rivière. Chaque éléphant a vu 2 singes aller vers la rivière.
  • Chaque singe tient 1 perroquet entre ses mains.
  • Combien d'animaux vont-ils vers la rivière ?

Les internautes commentaient ensuite la publication et quand le résultat était juste, la personne ayant créé le poste envoyait un message privé en disant : « Tu as trouvé la bonne réponse ! Je vais supprimer ton commentaire pour laisser les autres chercher ». Ces différents exemples illustrent non seulement la façon dont Internet participe aux sociabilités locales, mais également le lien spécifique avec la famille dans les milieux populaires, ici révélé par l’appétence pour les chaînes à caractère personnel et les nombreux commentaires rédigés par l’entourage direct des internautes sur ces publications. 

Plus le confinement avançait, plus les nouvelles initiatives étaient nombreuses, sur Instagram aussi. Je retiens un exemple assez représentatif du manque perceptible de la vie de village. L’une des chaînes d’Instagram, réseau social sur lequel la photographie prime pourtant, consistait à indiquer quelle chanson on écoute en priorité selon les circonstances. Nous avons pu repérer chez nos contacts le recours à des musiques emblématiques des fêtes votives. Par exemple : Musique pour danser : Céline Dion, « J’irai où tu iras ». / Musique incontournable pour faire la fête : Milk and Sugar, « Canto Del Pilon ».

Mais ce qui visiblement manquait le plus à mes contacts, c’était de « faire l’apéro ». L’apéro, est un moment très important de la vie sociale populaire. Avant midi ou avant le repas du soir, partager un verre (d’alcool le plus souvent) avec ses proches permet d’échanger sur la journée passée ou de refaire le monde. Les événements populaires sont autant d’occasions de s’adonner à cette activité avec ses proches. Or, les fêtes ont toutes été annulées successivement (des célèbres férias à la fête votive du village), réduisant ainsi les occasions de partager des apéritifs au comptoir.

En contexte de confinement, la mise en scène de l’apéro a pris plusieurs formes. L’apéro par Skype a été expérimenté par de nombreuses personnes à en croire les captures d’écran de ces réunions virtuelles. Les photographies montrant ce que l’on mange ou ce que l’on boit étaient aussi un moyen de montrer à ses proches que l’on va bien et que la vie continue. Le même message passe : tout va bien, on fait l’apéro comme avant ! Rassurer ses proches dans ce contexte anxiogène paraissait si important.

Loisirs et alimentation : la vie de village s’organise différemment

La vie de village s’est organisée en période de confinement au-delà du numérique. Les associations ont cherché à continuer leurs activités comme elles pouvaient et ni le marché ni les commerces les plus proches n’ont fermé. Les associations sportives locales ont rivalisé d’ingéniosité, portées par leurs présidents et présidentes. Dans le village voisin, une grande course durant vingt-quatre heures a remplacé l’édition prévue mi-avril. Les sportifs ont contribué à cet événement dans leur jardin ou à un kilomètre autour de leur domicile, dans la perspective de faire le maximum de kilomètres en vingt-quatre heures. Dans ce cadre, la tombola caritative a pour la première fois été réalisée en direct live sur Facebook. Une grande première ! Le gros lot, une télévision géante, a été remporté par une personne impliquée dans la vie de village et les autres joueurs, fair-play, se sont félicités de cette nouvelle.

Plus globalement, les associations sportives des villages environnants se sont également organisées pour maintenir leur activité. Les coaches sportifs diffusaient des programmes de CrossFit écrits à faire chez soi ou proposaient des cours de sport filmés à faire en direct ou en replay chez soi. Ces vidéos ont remporté un franc succès dès le début du confinement, avant de connaitre un ralentissement avec la reprise des activités professionnelles le 11 mai 2020. En effet, la motivation semble décroître lorsque le cours n’est pas regardé en direct (en « live »).

Comment expliquer le succès de ces vidéos réalisées par des personnalités locales plutôt que par des sportifs très renommés des réseaux sociaux, suivis par des milliers de followers ? Ces coaches sportifs locaux sont connus des adhérents des associations, et plus largement, de la plupart des habitants du village en raison de leur investissement dans l’activité de la commune. Ils ont donc une réputation sociale. De plus, voir un visage connu à l’écran a probablement joué un rôle dans le succès de ces vidéos amateur. Il s’agit ici pour la population de se référer à des personnes qu’elles connaissent réellement et qu’elles côtoient régulièrement en dehors de la période de confinement. En ce sens, on pourrait dire que les président(e)s de certaines associations sportives ont occupé une place de leader dans l’animation des villages, privés de réunions collectives in situ.

Il n’y a pas de commerce de première nécessité dans mon village. Les autochtones ont l’habitude de se rendre dans les grandes surfaces situées aux alentours. Les actifs qui travaillent dans les villes environnantes circulent (en voiture) devant plusieurs magasins de grande distribution entre leur lieu de travail et leur domicile. Mais pendant le confinement, ce sont les supérettes situées dans un périmètre plus proche qui ont emporté le plus grand succès. Fait-on davantage confiance aux commerces situés près de chez soi ? S’y sent-on plus en sécurité du fait de la proximité ? Difficile d’expliquer les motivations des locaux sans enquête approfondie. Mais les supérettes se sont organisées en conséquence pour répondre de ce succès grandissant. Les gérants ont rendu les livraisons à domicile possible, et ce, dans un rayon suffisamment large pour englober mon village.

Les réseaux sociaux, et plus particulièrement Facebook, ont encore une fois joué un rôle primordial dans la communication entre entreprises et consommateurs. Les supermarchés y annonçaient par exemple l’arrivage de produits très attendus en période de confinement en raison de la pénurie : farine, œufs. Les produits (très) locaux (fruits, légumes, fromages) étaient encore plus mis en valeur qu’habituellement. Régulièrement, les posts faisaient la promotion de la livraison des commissions à domicile, et ce gratuitement, tout en précisant que la priorité était donnée aux personnes âgées ou vulnérables.

Quant aux bars et cafés, lieux importants de rencontre intercommunale, ils ont également proposé une continuité de leurs activités. Soit sous la forme d’événements numériques accessibles à tous les internautes (DJ mixant en direct sur Facebook), soit en proposant un service de restauration à emporter. Les bars du coin sont, en effet, des lieux de restauration privilégiés en temps normal. Il s’agit du lieu où déjeunent les travailleurs locaux (agriculteurs, maçons, employés de petites entreprises de proximité).

Le marché comme lieu de rencontre des habitants

Mais, s’il y a bien un élément dont le confinement a changé visiblement l’organisation, c’est le marché de mon village. Tous les jeudis matin, une maraîchère, un fromager et un boucher se réunissent sur la place de la mairie. Fruits, légumes, viande et fromages de chèvre sont vendus à quelques habitants, peu nombreux, mais fidèles à ce moment unique de la vie de village. Plusieurs marchands ont dans le passé renoncé à leur emplacement sur ce marché peu rentable (un poissonnier, un boulanger).

Notre marché n’a jamais cessé son activité durant le confinement et ce en dépit de la fermeture annoncée par le Premier ministre. En effet, le maire a immédiatement demandé la réouverture au préfet étant donné le caractère essentiel de ce dernier sur une commune dépourvue de commerces alimentaires de proximité. Il a donc fallu réorganiser le marché pour respecter les nouvelles normes sanitaires. Les stands ont été espacés, un parcours piéton a été tracé autour de ces derniers, du gel hydroalcoolique a été mis à disposition à l’entrée du parcours (sur les tables de la mairie qui servent habituellement aux événements festifs). Une affiche rappelait que nous devions nous tenir à un mètre les uns des autres. Les personnes âgées portaient un masque dès les premiers jours et ce dernier s’est popularisé progressivement. Un fléchage permettait d’indiquer aux clients, plus ou moins clairement, le circuit à respecter : « On passe par où ? », « Mince, je suis à l’envers du parcours », « C’est le labyrinthe ».

De nouveaux stands sont arrivés, rendant le marché encore plus attractif et élargissant ainsi l’offre : un stand d’épicerie italienne (pâtes, fromages, produits secs (chips, conserves, chocolat)), puis un foodtruck de pâtisseries (viennoiseries, gâteaux individuels, pain). Il y a aussi eu une rôtisserie tenue par le bar du village voisin, mais qui n’a pas rencontré grand succès. Il n’est resté que trois jeudis. Il est vrai que les habitants semblent privilégier les commerçants qu’ils ont l’habitude de voir, mais si les stands restent quelques semaines, ils finissent finalement par trouver leur clientèle en s’armant de patience. L’offre alimentaire déjà existante (camions de pizzas le mercredi et le jeudi) a été enrichie avec l’arrivée d’un nouveau foodtruck de cuisine japonaise le jeudi soir. On n’avait jamais eu autant de choix de restauration au cœur du village !

Le marché est devenu très populaire en période de confinement. Il y avait beaucoup plus de monde qu’à l’habitude : des personnes plus jeunes qui ne venaient pas habituellement (en raison de leur activité professionnelle très certainement). Les premiers jours, la fille d’attente continuait jusque dans la rue, ce qui a valu une modification de la circulation par arrêté municipal les semaines suivantes. Un jour, un monsieur âgé est venu avec son vieil appareil photo et a immortalisé ce moment en justifiant : « Cela fera des souvenirs !». Une autre fois, c’était un homme qui a fait une photographie « pour la presse ». Et puis un jour, une équipe de gendarmerie a pris une photographie de notre marché en commentant : « Dans les petits villages cela se passe bien généralement. Pas comme à (nom de la grande ville voisine) !».

Faire le marché était devenu une activité chronophage dans un emploi du temps monotone. Il fallait prévoir au moins une heure pour faire le tour du marché début avril. Au fil du temps, la file d’attente s’est peu à peu raccourcie. Actuellement (fin mai 2020), on met environ trente minutes pour faire ses achats, ce qui est toujours plus qu’avant.

Le marché de mon village a été à la fois un lieu et un moment d’échanges entre villageois privés d’interactions. Les habitants se saluaient et avaient le temps de discuter dans cette file d’attente inhabituelle. On prenait des nouvelles des proches et racontait ses peurs et espérances sur l’épidémie : « M. X. l’a eu ! (le virus) », « Moi je ne remettrais pas les enfants à l’école ». La situation de communication était modifiée en cette période. Deux interlocuteurs pouvaient avoir une discussion à plusieurs mètres d’écart et à voix haute (parler fort pour s’entendre était nécessaire), englobant ainsi dans leurs échanges d’autres villageois qui écoutaient la conversation malgré eux et y prenaient part parfois.

La vie normale

Changements des habitudes, pour quelques semaines, quelques mois ou pour toujours ? Qu’importe les règles de la nouvelle normalité dans mon petit village. Il semble pouvoir s’adapter à chaque situation. La proximité entre ses habitants en est le moteur. Dans ce village agricole, tant que l'on continue de cultiver la vigne, tout va. Les tracteurs n’ont jamais cessé de circuler. Leur roulement rassurant et les silhouettes des viticulteurs dans les rangs de vigne ont toujours délivré un semblant de normalité.

 

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A propos de l'auteur: 

Laure Marchis-Mouren est maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à Avignon Université.