L’exception suédoise ?

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Dans un monde en quarantaine où quelques quatre milliards d’êtres humains sont désormais tenus dans une variante de confinement plus ou moins stricte, la situation de la Suède n’a pas manqué d’interpeller, voire de scandaliser. Voici un pays où la plupart des services et commerces, écoles, crèches, restaurants et bars restent ouvert alors que le printemps arrive et incite aux excursions. Tout juste vient-on de décider d’en terminer avec la saison de ski, qui s’étend habituellement jusqu’à la fin avril. Mais ce tableau ne serait pas complet si on ne mentionnait pas que les lycées et universités ont été fermés depuis plusieurs semaines, que les personnes âgées et à risques sont bien entendu invitées à limiter leurs contacts, en particulier dans les lieux d’hébergement collectif et que, comme ailleurs, on recommande de prêter la plus grande attention aux gestes-barrières tout en évitant de voyager à l’intérieur du pays à l’approche des fêtes de Pâques. Ce n’est donc pas exactement comme si la Suède avait été passive et imprudente face à la propagation du virus, elle a notamment beaucoup testé dès le début de l’épidémie.
Non, les institutions sanitaires et le gouvernement ont délibérément choisi une option fondée sur une appréciation mesurée et graduelle du risque épidémique, au regard des autres conséquences économiques et sociales plus faciles à appréhender. Dans cette optique, la Suède a pu bénéficier de quelques leçons tirées des premiers foyers asiatiques, mais aussi européens, du virus et des réponses qui ont été données par les gouvernements respectifs. En dépit des similitudes opératoires de cette pandémie, aucun pays n’est exactement touché de la même façon, régionalement, démographiquement, chaque société véhicule différents degrés de distanciation sociale, y compris dans le rapport plus ou moins intime entre les générations tandis que les capacités de réponse ou de résilience, institutionnelles, sanitaires, collectives, ne sont pas non plus homogènes. Malgré la très faible densité de lits hospitaliers, la Suède conserve un système de santé assez bien organisé et performant et des mesures ont été prises pour anticiper l’afflux et la concentration locale de patients en situation de détresse respiratoire. Une des raisons avancées pour ne pas fermer les écoles était justement de préserver la disponibilité du personnel de santé à cet égard. Certes, la situation est devenue très tendue pour ces derniers et les polémiques ont naturellement porté sur le risque et le stress élevés que ces professions allaient subir du fait d’un refus du confinement.
Mais le contraste le plus frappant avec les pays actuellement les plus touchés, la France notamment, c’est l’absence relative d’un climat de panique, relayé par certains médias et les réseaux sociaux, ou de discours martiaux des responsables politiques. Le médecin responsable de l’agence sanitaire, le très flegmatique Anders Tegnell, diffuse un message pragmatique et prudent, par exemple quant à l’importance des cas asymptomatique et leur contagiosité que l’OMS juge limitée, même s’il a dû essuyer de fortes critiques venues du monde entier. L’approbation de l’action du gouvernement reste forte, la démocratie n’a pas été mise entre parenthèse, d’autant moins que la Suède n’a pas de disposition sur l’état d’urgence en temps de paix, contrairement à ses voisins. Les partis se sont néanmoins accordés sur la nécessité pour le gouvernement de prendre rapidement des mesures exceptionnelles qui seraient nécessaires, pour une durée de trois mois, à l’instar de la fermeture de gares ou autres lieux publics. Car la diffusion du virus se poursuit et pourrait laisser penser que l’on a bel et bien opté pour une stratégie d’immunité collective qui ne dit pas son nom, considérant que l’âge moyen des victimes est supérieur à quatre-vingt ans et qu’il n’est pas possible d’imposer bien longtemps des mesures de confinement face à une pandémie de ce type dont les effets et les résurgences à l’échelle mondiale seront très vraisemblablement prolongés.
Ce dernier point est probablement le plus important pour les autres pays qui doivent gérer la crise, sortir du confinement ou qui seront exposés à de telles résurgences. La quarantaine totale ne saurait être la seule réponse durable dans la configuration actuelle et dès lors que l’on a pris la mesure des effets catastrophiques de la phase initiale du virus sur les systèmes hospitaliers. En particulier dans les pays plus pauvres ou inégalitaires, les personnes plus défavorisées encourent la double peine d’être moins bien protégés des effets de la maladie et de ceux, à court et long terme, d’un confinement strict. Les pays comme la Suède, la Corée du Sud ou Taïwan qui n’ont pas imposé de confinement total, mais une combinaison de quarantaine ciblée, de suivi et de test à plus ou moins grande échelle, accompagnés des mesures de distanciation sociale (voire du port de masque) montrent que d’autres voies sont envisageables, avec des variantes appréciables. Le profil des personnes à risques étant dorénavant assez bien établi, il importe de les préserver en priorité, surtout dans les pays où les capacités médicales sont moindres, et dans l’attente de traitements ainsi que d’une meilleure immunité des populations.
Article initialement paru dans Libération le 10 avril 2020
The Swedish Exception?
In a world in quarantine where some four billion human beings are now being confined as a result of a more or less strict form of lockdown, the situation in Sweden has not failed to raise eyebrows, and even cause outrage. Here is a country where most services and shops, schools, day care centers, restaurants and bars remain open as the Spring weather kicks in and beckons to go on excursions. Besides, ski resorts closed down only at the end of March, long after the virus had started to spread, which usually lasts until the end of April. But to get the full picture, let us not forget that high schools and universities have been closed for several weeks, that the elderly and people considered at risk are of course advised to limit their contacts, especially in collective accommodation and that, as elsewhere, it is recommended to fully conform to barrier gestures, while avoiding travelling around the country in these times of Easter holidays. It is therefore not exactly as if Sweden has been passive and foolhardy in its handling of the spread of the virus; in particular, extensive testing has been conducted from the very beginning of the epidemic.
As a matter of fact, the health institutions and the government consciously chose an option based on a balanced and gradual assessment of the epidemic risk, compared with the other economic and social consequences that are easier to evaluate. From this perspective, Sweden has been able to benefit from some lessons learned from the earlier outbreaks in Asia, but also in Europe, about the virus and the responses adopted by the respective governments. Despite the operational similarities of this pandemic, no country is affected in exactly the same way, regionally, demographically, each society displays different degrees of social distancing, including in the more or less intimate relationship between generations, while the capacities in the response or the resilience --whether institutional, health-related, collective-- are not homogeneous either. Despite the very low density of hospital beds, Sweden still has a fairly well organized and efficient healthcare system, and measures have been taken to anticipate the high influx and concentration of patients in situations of respiratory distress in specifically located clusters. One of the reasons given for not closing schools was precisely to ensure that health workers would be able to carry out their tasks. However, the situation became at any rate very strenuous for them and the controversy naturally centred on the high risk and the high level of stress imposed upon care workers as a result of the decision not to enforce the lockdown.
But the most striking contrast with the countries that are currently most affected, France in particular, is the relative absence of a sense of panic, propagated by some media outlets and on social networks, or of the war-like rhetoric of politicians. The doctor in charge of the national health agency, the very phlegmatic Anders Tegnell, delivers pragmatic and prudent information, for example about the seriousness of the asymptomatic cases and their contagiousness, which is considered to be limited by the WHO, even though he has been the subject of harsh criticisms from all over the world. The approval rating of the government's action remains high, and democracy has not been put on hold, especially since Sweden does not have any provision on a state of emergency to be implemented in peacetime, unlike its neighbours. Nevertheless, the parties agreed on the necessity for the government to swiftly take exceptional measures meant to last three months, such as the closure of railway stations or other public places. For the virus is still spreading and this may well suggest that a form of collective immunity, although it does not say its name, has indeed been favored, considering that the average age of the victims is over 80 years old and that it is not possible to enforce a lockdown for very long in the event of a pandemic of this type, whose effects and resurgence on a global scale will most likely be long-lasting.
This last point is probably the most relevant for the other countries that are engaged in addressing the crisis, that are relaxing measures of containment, or that will be exposed to such resurgences. A strict lockdown cannot be the only long-lasting response in the current configuration and once the catastrophic effects of the initial epidemic of the virus on health systems have been assessed. Especially in poorer or inegalitarian countries, the more disadvantaged people face the double penalty of being less well protected from the effects of the disease and the short- and long-term effects of a stringent lockdown. Such countries as Sweden, South Korea, or Taiwan, which have not enforced a full-scale containment, but a combination of targeted quarantines, of monitoring and testing on a more or less large scale, accompanied by social distancing measures (e.g. the wearing of face-masks), show that other routes are possible, with appreciable variations. As the profile of those at risk is now fairly well established, it is important to preserve them as a matter of priority, especially in countries with less robust medical capacities, as long as treatments are not available and the immunity of the population has not increased.
A paper published in Libération of 10 April 2020
La direction de l'image et du son vous recommande :
- Autour de l'ouvrage "Les démocraties scandinaves, des systèmes politiques exceptionnels ?" de Yohann Aucante (atelier du Cespra, audio seulement)
- Yohann Aucante : Les transformations des modèles sociaux nordiques : démarchandisation, remarchandisation (atelier du Cespra, audio seulement)
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Yohann Aucante, « Les implications d'une crise mondiale inédite », 9 avril 2020
- Yohann Aucante et Maria Hellerstedt, « Quelles leçons de l’école suédoise par temps d’épidémie ? », 8 juin 2020
- Florence Bergeaud-Blackler et Valérie Kokoszka, « La gestion de la pandémie nous déshumanise-t-elle ? Un regard sur la gestion du Covid-19 en Belgique », 19 mai 2020
- Patrice Bourdelais, « À l’occasion du Covid-19, inventer un système de contrôle des grandes épidémies pour notre monde », 15 mai 2020
- Roberto Casati, « Désorientation temporelle, prise de décision et crise du Covid-19 », 27 avril 2020
- Elena Chamorro et Soline Vennetier, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », 8 avril 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Luc Foisneau, « Léviathan 1651 versus Covid 2019. À quoi sert l'autorité de l'État en temps de crise sanitaire ? », 4 mai 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Stéphane Luchini, Patrick Pintus et Miriam Teschl, « Ce que nous voulons et pouvons savoir lors d’une pandémie », 17 juin 2020
- Victor Mardellat, « Est-il immoral de choisir quelles vies sauver ? », 27 mars 2020
- Laurent Pordié, « Covid-19 et instrumentalisation politique au Cambodge », 6 mai 2020
- Alain Rauwel, « Les pratiques rituelles par temps de pandémie », 9 avril 2020
- Bernard Sellato, « L’Autre comme porteur de mort et le troc sans contact : un vivre-ensemble distancié », 14 avril 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Il y a un imaginaire de fin de guerre qui, avec la crise du Covid-19, n'arrivera jamais », Stéphane Audoin-Rouzeau, France Culture, 15/04/2020
- « Les conséquences des pandémies résultent aussi de choix politiques », Pierre-Cyrille Hautcoeur, Le Monde, 08/04/2020
- « Covid-19 et santé globale : la fin du grand partage ? », Jean-Paul Gaudillière, AOC, 03/04/2020
- « Le virus et la Nation – regard historique sur la santé publique chinoise en temps de Covid-19 », Justine Rochot, AOC, 17/03/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Maître de conférences à l'EHESS (Cespra - CNRS/EHESS) et codirecteur de la formation de master et doctorat en "Études politiques", Yohann Aucante étudie la social-démocratie, la genèse des systèmes de protection sociale en Scandinavie ainsi que la comparaison internationale des réformes de la protection sociale.