Léviathan 1651 versus Covid 2019. À quoi sert l'autorité de l'État en temps de crise sanitaire ?

[English version below]
Lorsque nous écoutons une intervention du Président de la République pour savoir si nous serons autorisés, ou non, à reprendre nos activités, nous sommes dans une situation classique de politique de souveraineté. La solution au problème posé – comment faire repartir l’économie et la société sans relancer l’épidémie ? – ne procèdera pas du libre jeu du marché mais de la capacité de l’État à mettre son autorité au service d’une coordination efficace de nos actions. Pourquoi, dans ce cas, n’est-il pas préférable que chacun décide pour lui-même de la meilleure conduite à tenir en matière de santé ?
La réponse à cette question n’est pas nouvelle ; on la trouve déjà formulée, en 1651, dans le Léviathan de Hobbes. La vie en temps d’épidémie pose en effet un problème analogue à la vie dans l’état de nature : comment faire valoir notre droit à une vie heureuse lorsque autrui se présente à nous comme une menace épidémiologique, réelle ou imaginaire ? En période de contagion, si nous devions confier à chacun la liberté de juger de la meilleure conduite à tenir pour se prémunir de la maladie et protéger autrui, nous obtiendrions le résultat inverse de celui escompté, à savoir une accélération rapide de la diffusion du virus. Dans l’état de nature de Hobbes, c’est pareil : lorsque chacun est seul juge des moyens de sa conservation, nous basculons dans un état de guerre généralisée, peu propice par définition à notre longévité. En continuant à faire ce qui contribue en temps ordinaire à notre bien-être – voir nos amis, sortir ou travailler en équipe –, nous exercerions certes nos droits fondamentaux mais nous le ferions au détriment de ceux des autres, et notamment de leur droit fondamental à rester en vie.
Les restrictions de liberté que nous connaissons depuis le début du confinement s’opposent, en apparence du moins, aux raisons qui nous conduisent à accepter la plupart du temps l’autorité de l’État, à savoir la protection de notre droit au travail, de notre droit à une libre circulation et à une libre association. Nous nous trouvons dans une situation sanitaire où obéir à l’État équivaut à nous priver de l’exercice des droits qu’il est censé garantir. Pour autant, nous acceptons avec une réelle bonne volonté ces restrictions dont il n’y a jamais eu d’équivalent en période de paix. Pourquoi ? Parce que ces contraintes nous sont imposées au nom d’un droit fondamental à la vie. Restreindre la circulation, le travail, les échanges, les conversations rapprochées, cela nous affecte profondément, mais constitue en même temps la condition de notre préservation et de celle d’autrui. Or, tel est bien l’argument qui conduisit Hobbes, dans son Léviathan, à justifier notre renoncement à un droit naturel illimité au profit de l’autorité de l’État. Il nous faut renoncer au droit à toutes choses pour obtenir en échange les conditions normatives d’une préservation effective, en obéissant à une autorité qui dispose d’une compétence générale en matière de coordination de nos actions.
Trois caractéristiques ressortent de la situation présente, qui en font une situation de politique hobbesienne, tout en contredisant l’idée que nous nous faisons souvent de cette dernière.
La première est que, si nous acceptons des mesures de restriction de mouvement, c’est non pas pour nous protéger nous-même, mais pour protéger les personnes les plus fragiles auxquelles une contamination risquerait d’être fatale. Il y a donc un élément d’altruisme dans la manière dont nous nous rapportons à l’autorité de l’État, qui s’oppose à la politique d’égoïsme rationnel que l’on associe généralement au Léviathan.
La deuxième caractéristique est que nous acceptons d’obéir aux consignes et aux règles sanitaires parce que nous avons de bonnes raisons d’obéir à l’État. Pour que les mesures adoptées puissent être efficaces, il est en effet indispensable qu’elles soient respectées de tous et, pour cela, il importe que nous en comprenions les raisons. Celles-ci sont de deux ordres. Nous avons besoin de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons : certaines personnes suivent les règles sanitaires parce qu’elles les estiment bonnes, d’autres parce qu’elles considèrent qu’une action coordonnée est indispensable, même si elles ne sont pas d’accord avec les mesures proposées. Mais nous obéissons aussi parce que nous avons des raisons spécifiques d’obéir à l’État, qui sont indépendantes de nos convictions particulières, et ce sont ces raisons spécifiques que Hobbes a mis en évidence dans son œuvre politique.
La troisième caractéristique concerne le rôle joué par la personne qui représente le Léviathan : le Président de la République, qui n’est pas un expert en matière de politique sanitaire, a pour fonction principale de conférer autorité à cette dernière. En nous présentant des mesures de luttes contre l’épidémie, ce représentant nous dit non seulement qu’il les estime bonnes pour nous collectivement mais surtout qu’elles ont l’appui de l’autorité de l’État. Le mode opératoire et le contenu des mesures fait l’objet de la discussion des experts ; leur mise en œuvre suppose l’existence d’une instance normative, l’autorité de l’État, au nom duquel nous les respectons.
Notre confinement, ses modalités, comme les mesures adoptées pour y mettre fin, font apparaître au grand jour les raisons de notre obéissance à l’État : si nous acceptons de subordonner nos raisons d’agir particulières à cet autre type de raisons, c’est que ces dernières sont la condition indispensable d’une action coordonnée. Nous ne renonçons pas à la démocratie en période de crise sanitaire : nous continuons à débattre à propos des décisions qui ont été prises et à propos de celles qui auraient pu l’être, mais nous agissons aussi en faisant valoir consciemment les raisons de notre obéissance à l’État. Celles-ci ne doivent rien à une absence d’esprit critique ou à une incapacité à agir de manière autonome, et elles ne doivent rien non plus à une transformation subreptice de notre régime politique. Les mesures politiques exceptionnelles qui ont été prises pour faire face à la crise sanitaire ne relèvent pas de l’état d’exception, mais de l’autorité normative de l’État.
LEVIATHAN 1651 VERSUS COVID 2019. WHAT USE IS STATE AUTHORITY IN TIMES OF HEALTH CRISIS?
When we listen to a speech by the President of the Republic on whether or not we will be allowed to resume our activities, we are in a classic situation of sovereignty politics. The solution to the problem at hand – how can we get the economy and society going again without relaunching the epidemic? – will not come from the free play of the market but from the capacity of the State to use its authority to coordinate our actions effectively. But why, after all, wouldn’t it be better for everyone to decide for themselves what is the best course of action in health matters?
The answer to this question is not new; it was already formulated in 1651 in Thomas Hobbes' Leviathan. Indeed, life in times of epidemic poses a problem similar to that of life in the state of nature: how can we assert our right to a happy life when others present themselves to us as a threat, real or imagined? In times of contagion, if we were to give everyone the freedom to judge the best course of action to protect themselves and others, we would achieve the opposite result of what we had hoped for, namely, a rapid acceleration in the spread of the virus. In Hobbes’s state of nature, it is the same: when everyone is the sole judge of the means of its conservation, we fall into a state of generalized war, not conducive by definition to our longevity. By continuing to do what we normally do for our well-being - see our friends, go out or work in a team - we would be exercising our basic rights, but we would be doing so at the expense of the rights of others, including their right to stay alive.
The restrictions on freedom that we have known since the beginning of confinement are, at least on the surface, contrary to the reasons that lead us to accept the authority of the State, namely, the protection of our right to work, our right to free movement and to free association. We find ourselves in a paradoxical situation where obeying the State is tantamount to depriving ourselves of the exercise of the rights it is supposed to guarantee. However, we accept with real goodwill these restrictions, the likes of which have never been seen in times of peace. Why is that? Because these constraints are imposed on us in the name of a fundamental right to life. Restricting movement, work, exchanges, close conversations, affects us deeply, but is at the same time the condition for our preservation and that of others. This is the argument that led Hobbes, in his Leviathan, to justify our renunciation of an unlimited natural right in favour of the authority of the State. We must renounce the right to all things in order to obtain in exchange the normative conditions for effective preservation, obeying an authority that has general competence in the coordination of our actions.
Three characteristics emerge from the present situation, which make it a situation of Hobbesian politics, while contradicting the idea we often have of the latter.
The first is that the reason why we accept movement restriction measures is not to protect ourselves, but to protect the most vulnerable people, to whom contamination could be fatal. So there is an element of altruism in the way we relate to the authority of the state, which is opposed to the policy of rational selfishness that is usually associated with Leviathan.
The second characteristic is that we agree to obey health instructions and rules because we have good reason to obey the State. In order for the measures adopted to be effective, it is indeed essential that they be respected by all, and for this reason it is important that we understand the reasons for them. The reasons are twofold. We need to know why we are doing what we are doing: some people follow health rules because they consider them to be good, others because they consider coordinated action to be indispensable, even if they do not agree with the measures proposed, and still others obey out of fear of sanction. But we also obey because we have specific reasons for obeying the State, which are independent of our particular convictions, and it is these specific reasons that Hobbes highlighted in his political work.
The third characteristic concerns the role played by the person who represents Leviathan: the President of the Republic, who is not an expert in health policy, confers authority on the latter. In presenting us with measures to combat the epidemic, this representative tells us not only that he considers them good for us collectively but, above all, that they have the support of the authority of the State. The modus operandi and the content of the measures are the subject of the experts' discussion; their implementation presupposes the existence of a normative principle, the authority of the State, in whose name we respect them.
Our confinement, its modalities, and the measures adopted to put an end to it, bring to light the reasons for our obedience to the State: if we agree to subordinate our particular reasons for acting to this other type of reason, it is because the latter is the indispensable condition for coordinated action. We do not renounce democracy in times of health crisis: we continue to debate about the decisions that have been taken and about those that could have been taken, but we also act by consciously asserting the reasons for our obedience to the State. These reasons do not owe anything to a lack of critical thinking or an inability to act autonomously, nor do they prove a surreptitious transformation of our political system. The exceptional political measures that have been taken to deal with the health crisis do not fall under the state of exception, but under the normative authority of the State.
Pour en savoir plus :
- Luc Foisneau, Hobbes. La vie inquiète, Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, 2016, chap. 2 « La souveraineté, la domination et la censure », p. 48-67.
- Thomas Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, chap. 17 « Des causes, de la génération et de la définition de la république », p. 173-178.
- Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1986, chap. 2 “Authority and Reason”, p. 23-37.
- Luciano Venezia, Hobbes on Legal Authority and Political Obligation, New York, Palgrave Macmillan, 2015, “The concept of authority”, p. 43-46
La direction de l'image et du son vous recommande :
- La souveraineté de l’État : une question de justice ? - Rencontres philosophiques de Langres – 2016 (Cespra)
- La morale en politique (Cespra)
- The authority of the state: from Joseph Raz to Thomas Hobbes - Interview with Luciano Venezia (Cespra)
- State power and normative power: the state as coercive teacher - Interview with Tom Pink
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Yohann Aucante, « L'exception suédoise ? », 20 avril 2020
- Aïcha Bounaga, Hamza Esmili et Montassir Sakhi, « Marges urbaines, formes de vie confinées et ouvertures critiques. Relire De Martino au temps de la catastrophe », 11 mai 2020
- Elena Chamorro et Soline Vennetier, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », 8 avril 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Marianne Le Gagneur, « 2020, l’année du télétravail ? », 22 avril 2020
- Dominique Linhardt, « Didier Raoult, ou la controverse scientifique dans le temps de l’urgence », 27 mars 2020
- Cléo Marmié, « Les "Français bloqués au Maroc" : une lumière crue sur l’ordre migratoire international », 15 avril 2020
- Laurent Pordié, « Covid-19 et instrumentalisation politique au Cambodge », 6 mai 2020
- Bernard Sellato, « L’Autre comme porteur de mort et le troc sans contact : un vivre-ensemble distancié », 14 avril 2020
- Yuwen Zhang, « Prêts pour la surveillance algorithmique en permanence ? », 7 mai 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « En Chine, le « crédit social » contre le Covid-19 fait polémique », Pierre Sel, La Croix, 04/05//2020
- « Il y a longtemps que nous sommes sortis à bas bruit du régime démocratique et libéral », Pierre Manent, Le Figaro, 23/04/2020
- « Coronavirus : Les femmes d’État gèrent-elles mieux la crise sanitaire que leurs homologues masculins, comme l’affirme un article de Forbes ? Pas si sûr », Christine Castelain-Meunier, 20 Minutes, 18/04/2020
- « Les conséquences des pandémies résultent aussi de choix politiques », Pierre-Cyrille Hautcoeur, Le Monde, 08/04/2020
- « Quand crise sanitaire rime avec rhétorique guerrière », Stéphane Audoin-Rouzeau, France Culture, 07/04/2020
- « Épidémie : Les libertés publiques sont-elles menacées ? », Antonio Casilli, France Inter, 02/04/2020
- Coronavirus : « Derrière l’enjeu de la quarantaine se profile toute l’histoire de l’usage que les États ont fait de leurs frontières », Anne Rasmussen, Le Monde, 06/03/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.