L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples

[English version below]
« Et rappelle-toi Olivier, quand on se disait, la semaine dernière, que l’Histoire ne bougeait pas ! »
Marco, au téléphone avec l’auteur, le 12 mars.
Je quittai Naples le 9 mars, alors que le décret “Io resto a casa” (« Moi je reste à la maison ») allait étendre dans la soirée, à toute l’Italie, les mesures draconiennes de confinement prises dans les “zones rouges” du Nord. Depuis mai 2018, j’y menais une enquête ethnographique auprès des activistes du mouvement-parti d’inspiration marxiste-léniniste Potere al Popolo, lancé en novembre 2017. Après mon départ, je suis resté en contact à distance avec certains d’entre eux afin de comprendre leur manière d’affronter ce « moment historique » et leur regard sur la mise en œuvre d’une économie de la quarantaine en Italie.
La stratégie initiale de ces militants, face à la crise de la représentation des partis politiques traditionnels, fut de promouvoir une action politique “par le bas”, en développant, d’abord à Naples, puis sur l’ensemble du territoire, des “Case del Popolo”, lieux d’actions sociales et politiques. Au travers d’activités mutualistes, comme l’aide juridique aux travailleurs et aux sans-papiers, les cliniques de premier soins ou encore les activités sportives, ils furent, dès le mois de février, témoins des premiers effets sociaux du virus. Le 5 février, ils participèrent, à Naples, à l’organisation d’un flashmob en soutien à la population chinoise locale, dont certains étaient victimes d’actes de stigmatisation.
Les discussions faisaient alors ressortir une inquiétude pour le système sanitaire du Sud, bien moins équipé que le Nord, face au risque épidémique, mais également pour les mesures de contrôle étendues des populations. Pourtant, la mise en quarantaine de tout le pays semblait alors inimaginable pour ces militants en pleine campagne sénatoriale, aguerris par des années d’étude du phénomène de la globalisation néolibérale. Pour reprendre une expression en vogue, la fin du monde semblait alors, pour beaucoup, plus probable que la fin du capitalisme.
Les mesures de confinement, obligèrent, au début du mois de mars, les activistes de Potere al Popolo à une adaptation drastique de leurs pratiques à l’économie de la quarantaine. Les groupes d’action préexistants mirent en place une série d’innovations comportant notamment un développement important d’activités d’assistance en ligne. La situation d’urgence se caractérise par une contradiction structurelle entre l’impératif sanitaire prôné par une série d’institutions légitimes (OMS, corps médical, etc.) et l’impératif économique né des interdépendances globales. L’un des emblèmes les plus éclatants au niveau national de la volonté de nier cette contradiction fut le lancement de l’initiative, âprement critiquée et finalement annulée, “Milano non si ferma” (Milan ne s’arrête pas), du maire Beppe Sala. L’initiative était conçue comme un encouragement pour les Milanais à poursuivre leur activité quotidienne.
Sur tout le territoire, c’est pourtant bel et bien le quotidien qui fut brutalement remis en question. Des contestations éclatèrent, par exemple, sur les lieux de travail. Potere al Popolo, avec la mise en place d’une ligne téléphonique, le telefono rosso (téléphone rouge), chercha à en comprendre les raisons : non-respect des normes de sécurité sanitaire, différenciation dans le traitement des populations en termes de sécurité économique liée à l’inactivité, travail forcé, tentatives de bâillonnage des syndicats, etc. Il s’agissait à chaque fois de recueillir les témoignages, d’encourager les travailleurs à se rapprocher des syndicats contestataires locaux, ou bien de les accompagner dans une démarche juridique. Cette campagne les mena à accompagner les demandes de fermeture totale des industries non-essentielles à l’effort de crise sanitaire et à défendre un “revenu de quarantaine”. Ainsi, loin d’être l’affaire d’une simple opposition entre “modèle italien” de confinement et “modèle britannique” de laissez-faire immunitaire, pour ces militants, il fallait dévoiler dès le départ la réalité d’une distribution sociale inégalitaire de la protection sanitaire et économique, en contradiction avec les enjeux de santé publique.
The Economy of Quarantine and its Contradictions. The Case of Naples
"And remember, Olivier, when we complained last week that History wouldn’t budge!"
Marco, over the phone with the author, on March 12, 2020.
I left Naples on March 9th, the very day the decree "Io resto a casa" ("I'm staying at home") was implemented later in the evening, extending the draconian confinement provisions, until then applied only in the northern "red zones", to all of Italy. Since May 2018, I had been conducting an ethnographic survey among the activists of the Marxist-Leninist inspired movement Potere al Popolo, which was launched in November 2017. After I departed, I stayed in touch with some of them in order to understand how they would respond to this "historical moment" and how they viewed the implementation of a quarantine economy in Italy. Their action, thought as a soil for future mobilisations, is currently aimed at preventing a repetition of 2008-style austerity policies
The initial strategy of these activists, confronted to the crisis of the representation of traditional political parties, was to promote political action "from below", by establishing, first in Naples and then throughout the territory, "Case del Popolo", social and political action centers. By means of solidarity activities, such as legal aid for workers and undocumented migrants, first-aid facilities, as well as sports activities, they were the first to witness the social effects of the virus as early as February. On February 5th, they took part in the organization of a flashmob in Naples in support of the local Chinese community, some of whom were victims of stigmatization.
Discussions at the time revolved around the Southern health system’s capacity, far less equipped than in the North, to respond to the outbreak of an epidemic. But there was also disquiet about the extensive population control measures. However, the quarantine of the entire country seemed unimaginable for these activists, battle-hardened by years of studying the neo-liberal globalization, who were in the midst of a senatorial campaign. To use a trendy phrase, the end of the world seemed, for many, likelier than the end of capitalism.
The containment measures forced Potere al Popolo militants to drastically adjust to the quarantine economy at the beginning of March. Pre-existing action groups implemented a series of innovations, including a significant development of online assistance. The emergency situation is characterized by a structural contradiction between health imperatives proclaimed by a host of legitimate institutions (WHO, medical staff...) and the economic imperative linked to global interdependencies. One of the most striking manifestations at the national level of the attempt at denying this contradiction was Mayor Beppe Sala's bitterly criticized, and eventually cancelled, initiative: "Milano non si ferma" (Milan will not come to a halt). The initiative was meant to encourage the Milanese to continue their daily activities.
However, throughout the whole country, it was daily routine that was being abruptly challenged. As protest began to spark in workplaces, Potere al Popolo, by means of a telephone line, il telefono rosso (red telephone), endeavored to understand the reasons for such unrest: non-compliance with health safety regulations, unequal treatment of workers in terms of economic security due to inactivity, forced labor, attempts to gag trade unions, etc. Each time, the aim was to collect testimonies, encourage workers to approach local trade unions, or to support them in legal action. This campaign led them to uphold demands for the closing down of industries deemed not essential to the health crisis effort, and to advocate for a "quarantine income". Thus, far from the thought of a mere opposition between the "Italian model" of containment and the "British model" of laissez-faire mass immunity, these activists were convinced that one had to expose, from the outset, the objective reality of an unequal social distribution of health and economic protection, in stark contradiction with the stakes of public healthcare.
Pour aller plus loin/References :
- Nick Dines, Tuff City: Urban Change and Contested Space in Central Naples, Londres, Berghahn Books, 2012.
- Antonio Fanelli, A Casa del Popolo, antropologia e storia dell'associazionismo ricreativo, Donzelli Ed., 2014.
- Adam Tooze, Crashed: How a Decade of Financial Crisis has changed the World, New York, Allen Lane, 2018.
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- Une catastrophe ordinaire. La tempête du 27 décembre 1999
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À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Michel Agier, « Personnes migrantes en centres de rétention et campements. Désencamper pour protéger », 23 avril 2020
- Marie Assaf et Antoine Nséké-Missé, « Des trous dans le filet de protection sociale aux États-Unis ? », 12 juin 2020
- Yohann Aucante, « Les implications d'une crise mondiale inédite », 9 avril 2020
- Yohann Aucante, « L'exception suédoise ? », 20 avril 2020
- Aïcha Bounaga, Hamza Esmili et Montassir Sakhi, « Marges urbaines, formes de vie confinées et ouvertures critiques. Relire De Martino au temps de la catastrophe », 11 mai 2020
- Elena Chamorro et Soline Vennetier, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », 8 avril 2020
- Jean-Baptiste Fressoz, « Le virus du politiquement correct », 27 mars 2020
- Marianne Le Gagneur, « 2020, l'année du télétravail ? », 22 avril 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Hinde Maghnouji, « Un dimanche interminable. Ce que le Covid-19 fait aux demandeurs d’asile », 18 mai 2020
- Cléo Marmié, « Les "Français bloqués au Maroc" : une lumière crue sur l’ordre migratoire international », 15 avril 2020
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- « Covid-19 : "Cette enquête déconstruit certains discours sur la surexposition des immigrés" », Nathalie Bajos, Le Monde, 09/10/2020
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Doctorant sous la direction de Marc Abélès, Olivier Coulaux étudie les recompositions de l'action sociale à l'aune des enjeux de la production du "social" dans l'économie sociale et solidaire.