Handicap et confinement : un dialogue dématérialisé

Le cours d’introduction à la sociologie du handicap du 31 mars fut une expérience étrange et exaltante qu’il nous a tenu à cœur de partager en produisant un témoignage à plusieurs voix. Nous entamons la troisième semaine de confinement, conséquence de la pandémie. Après trois séances du séminaire sur le campus Condorcet, une quatrième en visioconférence, je débute la cinquième installée devant deux écrans. Sur celui de droite, le texte de ma présentation, que je ne consulte que pour vérifier que je n’ai rien oublié (souvent, à ce moment précis, l’ordinateur s’est mis en veille !) ; à gauche, la « salle de conférence » de l’outil Teams. Je discute avec les premiers participants présents et « fait entrer » les suivants lorsqu’ils « apparaissent » dans la « salle d’attente ». Ce que je vois apparaître en réalité sont de petites pastilles de couleurs différentes au centre desquelles sont inscrites les initiales des participants. Car, qualité de la connectivité oblige, je suis seule à utiliser la caméra. De même, les micros des participants sont « muets » quand je parle. Mon écran est partagé : j’y vois au centre le diaporama de ma présentation (une « barre de tâches » que je ne sais pas déplacer, en masque toutefois une partie) ; à droite les petites pastilles qui clignotent quand les micros s’allument et, en haut, mon image qui s’agite dans un petit rectangle. Je dois encore vérifier le bon fonctionnement de mon enregistreur. En effet, trois étudiantes ne disposent pas d’une connexion suffisante pour leur permettre de suivre la visioconférence ; une autre, de profession paramédicale, a été amenée à travailler durant ce créneau horaire. Ce jour-là, nous sommes six participant·es relié·es par une technologie, mal maîtrisée pour ce qui me concerne, et engagé·es dans des interactions fortement contraintes. D’où ma nervosité en entamant cette séance traitant des formes de l’expérience du handicap.
Une réflexion m’est venue sur le parallèle entre la situation de handicap des personnes concernées et la « situation de handicap » causée aux personnes « valides » par le confinement : un renversement des choses sur lequel il est intéressant de se pencher. Je voulais savoir comment les autres le vivaient. En effet, je suis autiste de type Asperger, diagnostiquée à l’âge adulte. Je ne ressens donc pas de séparation comme les autres, c’est pourquoi je ne ressens pas la solitude. Cela m’a pris environ deux semaines pour stabiliser la situation et gérer mon quotidien autrement, car l’annonce du confinement m’a mise en état de sidération. Le confinement a mis un coup d’arrêt à mes activités habituelles. Quand j’ai appris que le séminaire « Sociologie du handicap » serait fait en visio-conférence, ç’a été une excellente nouvelle. Cela permet de garder un rythme en restant et contact avec les autres. Pour moi, le travail, même solitaire, est plus riche en étant en synergie. Une fois connectée pour assister au séminaire, j’ai senti une ambiance différente que celle habituelle. Tout était plus calme, il n’y avait plus besoin de faire abstraction avec des petits bruits de l’entourage.
Au bout d'une heure et demie, nous avons été invité·es à partager notre expérience du confinement. C’est une situation instable, inquiétante. Malgré l’effort de le vivre au mieux, il est important de s’exprimer à son sujet. Un élève, dont nous n’avions jamais entendu la voix jusque-là, a pris la parole : il s’agit d’un camarade dont le handicap n’avait jusqu’alors pas permis d'assister au cours sur le Campus Condorcet. Celui-ci a admis que le confinement a considérablement facilité et simplifié son accessibilité au cours dont il n’avait auparavant que l’enregistrement audio a posteriori.
Avec stupéfaction, nous avons constaté que les deux premières personnes à avoir fait part de leur ressenti étaient autistes. Puis une troisième personne s'est exprimée, révélant être autiste également... nous formions donc la moitié de l'effectif. Quel soulagement de constater que nous n'étions pas seul·es, et que nous avions tous·tes trouvé le moyen de nous exprimer ! Pour la première fois, je me suis senti à l'aise à prendre la parole en public : je n'étais plus sujet à la surcharge sensorielle, source de ma fatigue chronique, car il n'y avait ni transports en commun, ni bruit, ni foule d'étudiant·es anonymes dont la présence cause toujours en moi une terrible anxiété malgré les années passées à les côtoyer par dizaines. J'étais dans mon environnement familier, devant mon outil de travail de toujours, en position allongée car la position assise m'est difficilement supportable ; je pouvais régler le son et la luminosité ; on ne voyait pas mon visage ; le volume sonore de ma voix, toujours trop élevé, ne gênait plus. J'étais enfin en capacité de participer aux discussions. Et j'ai pu dire ce que représentait le confinement pour moi, sans craindre les préjugés ni la dénégation de mes difficultés (« si vous étiez si handicapé que ça, vous ne seriez jamais arrivé jusque-là »).
Normalement, je passe beaucoup de temps dans les bibliothèques, ce qui va de pair avec mes activités de recherches. Je fais aussi du sport (indispensable car je suis hyperactive) et j’ai la chance d’être proche d’espaces verts qui sont désormais fermés. L’environnement fait partie de moi, je n’en suis pas détachée, c’est pourquoi c’est si important. Les autres sont là, comme une image en fond de toile. J’aime ainsi vivre en société quand je suis en ville. Je suis là et pas tout à fait là. Les autres disent qu’on est dans une « bulle ». Ce qui est assez amusant à entendre pour la personne autiste que je suis, c’est la demande des pouvoirs publics de garder des « distances sociales », cela oblige les personnes non-autistes à adopter des comportements plus proches des personnes autistes.
Pour ma part, j’ai du mal à relater mon expérience du confinement tant elle change peu de mon quotidien. Je suis autiste. Habituellement, je sors peu, j’interagis avec peu de personnes, même si cela me manque parfois. Je suis confinée chez mes parents, dans une maison avec jardin, j’ai donc le privilège de jouir d’un extérieur assez vaste pour y marcher et y bouger à ma guise, et cela me suffit. Je suis les cours et effectue le travail universitaire dans ma chambre. Le mélange des registres me plonge souvent dans la confusion mais je pense que c’est un ressenti partagé par beaucoup. En ce qui concerne les cours en visioconférence, je les trouve paradoxalement difficiles à suivre. On pourrait penser que ne pas devoir sortir de chez moi, prendre les transports et être dans une salle avec d’autres personnes serait plus simple pour moi mais ce n’est pas le cas. La plupart des étudiant·es qui assistent aux séminaires en ligne n’activent pas leur caméra, ainsi, lorsque l’enseignante nous propose d’échanger, j’ai du mal à intervenir, ne comprenant pas quand je peux prendre la parole. Cela me fait penser au téléphone, que je n’aime pas utiliser, mais ce constat est tout à fait personnel.
Le confinement pour moi n’a fait qu’amplifier les émotions que je ne contrôle déjà pas et que je n’identifie qu’avec grand labeur. J’ai décidé de me rendre chez moi, à la mer. J’avais peur de souffrir de l’enfermement. D’étouffer. Lorsque les cours de visioconférence ont commencé, ce sont de nouvelles émotions qui sont venues à moi. Comme une sorte de satisfaction. Je n’étais pas obligée de me montrer, ce qui ne me gêne pas particulièrement. Par-dessus tout, les autres n’étaient pas en mesure de me voir, rien ne pesait sur moi. Pas les mimiques, les regards, les réactions. Mes différentes particularités que sont : l’hypersensibilité visuelle et sonore, l’inadaptation sociale, l’hyperactivité motrice et la surexcitation cérébrale ne devaient plus être cachées. En coupant le micro, je pouvais réfléchir à voix haute, reprendre, etc. Tant de facteurs qui ont longtemps été synonymes d’exclusion. Le séminaire de sociologie du handicap est devenu un espace dans lequel je ne me sentais ni jugée, ni fixée. Néanmoins, j’ai encore également du mal à m’adapter au jeu des prises de parole, je ne sais ni quand, ni comment le faire. Tant et si bien que quand celui-ci arrive, au lieu de me concentrer sur ce que je dois dire, je me repasse les étapes de l’accession à cette opportunité. Grâce à ces méthodes, je peux me lever, marcher, baisser le son et faire que les demandes de mon cerveau soient toutes satisfaites. J’ai décuplé ma capacité de travail, ma concentration et ma production. Je suis une « zèbre » confinée.
Avec l’annonce du confinement, je me suis trouvée sidérée, éberluée devant les mesures prises. En tant que professionnelle de santé, je me suis rapidement inscrite sur la liste de la réserve sanitaire mais reste encore sans réponse aujourd’hui. Par ailleurs, grâce à mon vélo devenu aujourd’hui « mesure-barrière », je peux depuis peu me rendre à mon travail et œuvrer (avec quelques collègues sur place) pour les personnes handicapées à domicile durant cette période. Ainsi, je suivais en présentiel le séminaire « Sociologie du handicap » avec enthousiasme, abordant le handicap d’un autre angle que dans mon quotidien professionnel. Malheureusement, reflétant bien mon état de sidération, un concours de circonstances minimes m’a fait manquer les trois premières séances virtuelles, mais j’ai pu me joindre sans problème aux suivantes. Très investie dans les relations humaines, je regrette la confusion entre la « distanciation physique » indispensable à la non-propagation du virus et la véritable « distanciation sociale ». Nous adaptons notre vie sociale par des nouveaux moyens, tels que la poursuite de ce séminaire en visioconférence. Au contraire d’une « distanciation sociale », de nouveaux lieux de rassemblement et de réflexion se créent, convenant parfois mieux à certains comme l’ont souligné mes collègues. Et pourtant ces réunions (ayant le mérite d’exister) ne me satisfont pas entièrement, faisant encore écho à ma sidération, elles sont dépendantes d’un matériel performant, connecté et chargé ; et mettent en évidence les inégalités. De ces interactions humaines conditionnées au matériel, à un espace réduit et à une temporalité indéfinie, je perçois ma créativité en pause avec le reste du monde. Encore aujourd’hui, l’écriture du moindre essai me semble un effort. Je ne peux m’empêcher de penser que nous vivons à grande échelle aujourd’hui « l’institution totale » au sens d’Erving Goffman, avec le sentiment paradoxal d’être exclus/reclus et de faire partie d’un tout… Amenant toutes les questions liées à l’après, quid de la « désinstitutionalisation » ? Comme mes collègues, mes pensées vont aux personnes vulnérables, et d’autant plus à celles dans une situation contradictoire d’enfermement en masse, les Ehpad, les foyers d’hébergement pour personnes handicapées, les hôpitaux psychiatriques, les camps de réfugiés, etc.
À l'inverse de mes camarades, l'arrivée du confinement a marqué mon exclusion du séminaire d'introduction à la sociologie du handicap, son horaire étant incompatible avec un emploi du temps aujourd'hui imposé aux professionnels de santé. Cette crise sanitaire fait que ma vie professionnelle prévaut sur ma formation universitaire. Même si je suis consciente du caractère essentiel de mon travail en Ehpad, je le ressens maintenant comme une contrainte. En complément, j'accompagne une jeune femme autiste de 20 ans dont l'établissement médico-social a fermé le 16 mars dernier. Au quotidien, Madeleine ne paraît pas perturbée par le confinement, elle semble contente de rester à la maison. Cependant, il y a quelques jours, elle a eu une crise de pleurs, événement qui n'arrive que très rarement. Madeleine ne communiquant pas verbalement, il est difficile de mesurer l'impact du changement de routine dû au confinement sur son bien-être. Ces pleurs sont un signe, tout comme le fait que, lors de nos sorties « autorisées », elle me guide systématiquement vers la forêt où nous avions l'habitude d'aller. Ses parents m'ont récemment avoué que leur fille avait des troubles du sommeil majorés depuis le début du confinement. Dans cette situation, je pense au bien-être de Madeleine mais aussi à celui de ses parents. Ces derniers ont la possibilité de rémunérer une personne pour accompagner leur fille à domicile, ce qui n'est pas souvent le cas dans notre société où handicap et précarité sont encore trop associés.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette situation illustre à merveille l'importance de l'environnement dans l'expérience du handicap – élément si crucial en sociologie du handicap... Autant la vie ordinaire souligne mes déficiences, notamment sociales et sensorielles, autant le confinement laisse libre cours à mes qualités autistiques : capacité à assimiler un très grand nombre d'informations sur un sujet et infodump, c'est-à-dire capacité à donner d'un seul coup une grande quantité d'informations. Et psychologiquement, je vis évidemment le confinement bien mieux que la moyenne : je ne fais que ce que je fais quotidiennement quand je suis en vacances, c'est-à-dire lire sur mon ordinateur toute la journée au lit... Autrement dit, en période de confinement, ce sont les autres qui sont handicapé·es ! Mais cette discussion fut également l'occasion de souligner la diversité qui caractérise le spectre de l'autisme.
Ainsi, la fin du cours a été consacrée à de riches échanges à propos de l’autisme et du confinement : les étudiant·es se sont confié·es, ont livré leur ressenti et leur interprétation sur cette situation collective dont le vécu individuel reste pourtant si singulier. La parole semblait étonnamment plus libre grâce aux modalités du cours. Notre enseignante a décidé d'interrompre le fil de son cours pour nous écouter, et proposer que nous animions une séance du séminaire sur l'histoire des associations françaises spécialisées dans la question de l'autisme, la place de la psychanalyse dans la psychiatrie française, les problèmes inhérents au diagnostic d'un trouble dont le spectre s'est énormément élargi au fil du temps… Cela a également été l'occasion d'alimenter sa réflexion sur les moyens de rendre ses propres cours plus accessibles. Il est très réconfortant de constater que les modalités de cours à distance elles-mêmes ne sont pas uniquement révélatrices de déficiences, mais aussi de qualités insoupçonnées...
Il aura donc fallu une situation aussi inhabituelle que le confinement pour remettre en cause la façon dont est traditionnellement délivré le cours, et ouvrir une réflexion sur l’accessibilité, dont les termes doivent être définis par tout·es. Un agencement singulier d’éléments hétérogènes : une période historique incertaine et anxiogène, une mesure sanitaire, un contenu discursif sur l’expérience du handicap rapprochée à celle de la situation de confinement, des objets techniques palliant partiellement une distance imposée, masquant la plupart des visages, a fait advenir un moment de réflexivité particulièrement constructif. Paradoxalement, les nouvelles contraintes ont libéré le collectif de ses routines et, par rebond, la parole de chacun, amenant au partage de différences et au constat que nous ne les accueillons pas du mieux que nous le pourrions. La rédaction collective de ce billet, à laquelle des étudiantes non présentes mais ayant écouté l’enregistrement ont manifesté le désir de se joindre, est un prolongement de ce moment réflexif, qui a déjà produit un changement dans la forme du séminaire et dans le rapport à la technique dont on perçoit bien aujourd’hui le potentiel d’émancipation de notre collectif dans son ensemble.
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Michel Agier, « Personnes migrantes en centres de rétention et campements. Désencamper pour protéger », 23 avril 2020
- Yohann Aucante et Maria Hellerstedt, « Quelles leçons de l’école suédoise par temps d’épidémie ? », 8 juin 2020
- Florence Bergeaud-Blackler et Valérie Kokoszka, « La gestion de la pandémie nous déshumanise-t-elle ? Un regard sur la gestion du Covid-19 en Belgique », 19 mai 2020
- Elena Chamorro et Soline Vennetier, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », 8 avril 2020
- Pascale Haag, « Confinement et éducation à distance. Le regard des élèves », 29 avril 2020
- Marianne Le Gagneur, « 2020, l'année du télétravail ? », 22 avril 2020
- Laure Marchis-Mouren, « Quand mon village fait l’expérience de l’épidémie (2) : le Gard », 24 juin 2020
- Emmanuel Pedler, « Changez, lisez ! », 16 avril 2020
- André Torre, « Éloge de la distanciation sociale », 3 juin 2020
- Arundathi Virmani, « Vivre avec "Tan doori". Quelques effets sociaux de "distanciation corporelle" en Inde », 25 mai 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Comprendre l’effet du confinement sur les conditions de vie », Nathalie Bajos, Libération, 13/05/2020
- « L'école à la maison : quels bénéfices ? », Pascale Haag, France Culture, 05/05/2020
- « Les entretiens confinés, avec Frédéric Keck : “Vivre cette expérience avec le plus de curiosité possible" », Frédéric Keck, France Inter, 22/04/2020
- « Antonio Casilli : "Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société" », Antonio Casilli, Libération, 25/03/2020
- « Le confinement isole encore plus les personnes déjà isolées », Olivier Remaud, Les Inrockuptibles, 23/03/2020
- « L’inégalité des vies en temps d’épidémie », Didier Fassin, Libération, 18/03/2020
- « Ce que la solitude peut nous apprendre », Olivier Remaux, Le Monde des religions, 22/08/2018
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Isabelle Ville est directrice d'études de l'EHESS et directrice de recherche à l'Inserm. Ses recherches portent sur la place des handicaps dans la société.
Ce texte est co-écrit avec les étudiant·es du séminaire "Sociologie du handicap".