Le « Grand frère » pandémique en Russie. Inquiétudes et critiques à l’heure du confinement numérique

Dans l’histoire de l’Internet russe, l’année 2020 constituera probablement un tournant marqué par le renforcement des usages sécuritaires du numérique au nom d’impératifs de santé publique portés par l’État ou ses administrations régionales pour lutter contre l’épidémie de coronavirus. La mise en place d’un confinement strict à Moscou en avril et mai 2020 et le retour à des restrictions des déplacements en novembre 2020 face à la seconde vague de la maladie se sont accompagnés d’un usage croissant des outils numériques pour surveiller et organiser la population : recours aux caméras urbaines pour vérifier le respect du confinement, délivrance de QR codes pour autoriser les déplacements, mises en place d’applications de traçage des malades, passage au travail et à l’enseignement à distance…  Pavant la voie des futures dystopies numériques, « la pandémie crée de nouvelles opportunités pour Big Brother » affirme l’association russe de défense des droits numériques Roskomsvoboda sur les pages de son site intitulées « Pandemic Big Brother ». La crise sanitaire semble renforcer les traits caractéristiques de l’oppression en Russie à l’abri de frontières désormais fermées, contribuant au processus de « souverainisation » de l’Internet russe. Elle s’inscrit parfaitement dans le récit de la désillusion, de la perte et de la surveillance qui marque l’histoire récente d’Internet en général et du runet (l’Internet russe) en particulier. Les derniers travaux sur les conséquences morales et politiques de la crise sanitaire en Russie témoignent de ces inquiétudes.

Pourtant, évoquer le « Grand Frère », c’est s’engager dans sa critique. Les experts et les associations de défense des libertés en ligne dénoncent les dérives sécuritaires dans le pays mais s’inscrivent aussi dans un régime exploratoire pour échapper et contourner les murs en ligne qui s’érigent. Sur leurs blogs et chats internes, notamment sur l’application chiffrée Telegram, les militants du web libre documentent collectivement les failles, les erreurs et les dysfonctionnements des dispositifs numériques, tournant en dérision l’amateurisme et l’incompétence de l’administration russe. Ils testent aussi des outils ou des scripts alternatifs pour mettre en défaut les dispositifs de contrôle, s’appuyant sur l’expérience accumulée depuis plusieurs années : recours aux VPN (réseau privé virtuel) pour échapper à la surveillance, cryptage des échanges sensibles, protection des données personnelles ou migration sur des plateformes internationales. Les militants invitent à utiliser les topologies mesh (réseau maillé où tous les hôtes sont connectés pair à pair), l’open source ou le GPG (transmission de messages électroniques signés et chiffrés) pour se protéger de la surveillance. Leur savoir partagé s’enrichit à l’épreuve du confinement numérique.

Au-delà de l’expertise militante, la critique s'élargit désormais à des cercles profanes. Le recours obligé aux interfaces en ligne au travail, à l'école ou à la maison suscite chez certains l’indifférence et l’acceptation, mais chez d’autres le ressentiment contre l’intrusion numérique dans leur vie personnelle. À titre d’exemple, à la mi-octobre 2020, l’inquiétude touche particulièrement les parents d’élèves de Moscou. La mairie annonce le passage à l’enseignement en distanciel des classes 6 à 11 (l’équivalent du collège et du lycée). Sur le groupe WhatsApp d’un établissement de la capitale, les parents s’émeuvent de l’obligation faite aux écoliers de créer un compte personnel sur le site de la mairie (mos.ru). Ils écrivent dans une lettre collectivement partagée : « Je suis contre l’accès de mon enfant au réseau Internet. […] Je refuse l’enregistrement d’un compte personnel de mon enfant sur les différentes plateformes du réseau internet qui, d’ailleurs, peuvent être localisées sur des serveurs étrangers. En particulier, je refuse l’enregistrement d’un compte sur les sites mos.ru, MECh (Moskovskaia elektronnaia chkola – le programme d’éducation scolaire à distance de la ville de Moscou), Teams, Zoom et autres plateformes. » Les parents s’intéressent désormais à des questions comme celles de la protection des données personnelles, de la localisation des serveurs ou des enjeux des plateformes de visio-conférence. Le 20 octobre 2020 d’ailleurs, alors même que les enfants doivent passer en distanciel, le système MECh défaille et oblige les enseignants des écoles de la capitale à migrer sur la plateforme Zoom !

Dans l’histoire de l’Internet russe, l’année 2020 constituera probablement un tournant marqué par l’enrichissement des réflexivités numériques dans la société russe. Faut-il y voir le prélude d’une résistance politique ? Certes, les cercles militants expriment publiquement leurs critiques des méfaits du Big Brother pandémique mais leurs arts de contourner sont aussi autant de possibilités de s’en défaire. Les citoyens découvrent ensemble les enjeux quotidiens de la sujétion numérique, développant une critique profane des outils en ligne, même si leur critique demeure à hauteur d’homme ou de femme, se méfiant des généralisations politiques et des tensions qu’elles portent. En temps de pandémie, les critiques peuvent donner lieu à des protestations publiques mais ne font pas nécessairement l’objet d’une montée en généralité politique. S’élaborent plutôt des perspicacités solidaires qui ne témoignent pas tant de la perte irrémédiable des espoirs de l’Internet libre que de la recherche de nouveaux savoirs partagés pour bénéficier des facilités numériques tout en limitant leurs effets intrusifs, autant de réflexions qui nous intéressent tous.

 

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A propos de l'auteur: 

Françoise Daucé est directrice d’études à l’EHESS. Sociologue du politique, ses recherches portent sur les relations entre l’État et la société dans la Russie postsoviétique.