La gouvernance financière mondiale et le redressement post-Covid-19 : financer la santé publique et la finance publique

« Nous avons le pouvoir de construire un monde nouveau », Thomas Paine (1737-1809)
Sous l’effet du coronavirus, des tensions commerciales opposant la Chine et les États-Unis et des perturbations globales des chaînes d’approvisionnement, l’économie mondiale a connu quelque chose d’analogue à un coup d’arrêt soudain et « sec ». Les sociétés et les économies n’ont rien connu de tel depuis les premiers jours de la Première Guerre mondiale, et comme il y a un siècle, nous faisons face à un afflux massif de création de crédits – à des niveaux presque inimaginables – et des dettes massives sont présentées comme les « atouts stratégiques » de la liquidité des banques centrales. Cependant, contrairement aux crises financières des années 1920, nous en sommes arrivés là parce que les banquiers centraux du monde ont agi de manière pragmatique, tombant dans ce qui semble être une série d’expérimentations d’urgence, ad hoc et interdépendantes, visant des allègements de dettes, sans se conformer aux principes ou aux politiques internationales préconçues.
Voilà qui pourrait amorcer une tendance positive au vu de la situation actuelle mais, à bien des égards, il s’agit en réalité de quelque chose de profondément inquiétant. Dans les faits, on constate que les banques privées qui ont causé la crise financière de 2008 en premier lieu ont été les bénéficiaires d’un extraordinaire transfert de fonds publics qui leur a été fourni malgré le contrôle nominal des gouvernements sur les banques centrales, et ce de manière apparemment gratuite, sans qu’elles ne soient tenues responsables de leurs propres actions. Pour exemple, en 2008, six des plus grandes institutions financières américaines ont reçu 8 200 milliards de dollars de « soutien d’urgence vitale », et à la veille du déclenchement de la crise du Covid-19 (fin septembre 2019), 3 000 milliards de dollars supplémentaires ont été fournis à « des maisons de commerce de Wall Street dont le nom n’a pas été précisé » par la Federal Reserve Bank of New York (FRBNY).
Non sans cynisme, les banquiers centraux du monde – dont les pouvoirs rappellent ceux d’un roi, d’un despote ou d’un autocrate – permettent à ces institutions financières privées et privilégiées de « vivre à crédit », tandis que la population de leur pays se débat avec ses dettes. Des multinationales bénéficient d’une assistance publique généralisée à destination des grandes entreprises, dans une période où de nombreuses banques alimentaires deviennent insolvables, où des milliers de personnes meurent chaque jour des défaillances des systèmes de santé publique, où des millions de personnes doivent faire face à des taux chômage records et sont dans l’incapacité de rembourser leurs prêts immobiliers, et qu’un nombre sans précédent de familles connaissent l’expulsion de leur domicile.
Ce sont les banques centrales du monde entier, et la quantité inimaginable de dettes publiques qu’elles créent, qui sont au centre de ces gigantesques opérations financières. Pour exemple, la Banque Centrale Européenne (BCE) met apparemment à disposition jusqu’à 3 000 milliards d’euros pour ses « opérations de refinancement… au taux le plus bas qui n’ait jamais été proposé, – 0.75% ». Essayez de prendre la mesure du message incitatif que recèlent ces « prêts à taux d’intérêts négatifs », plutôt que de compter les zéros. En effet, la BCE a annoncé qu’elle était prête à mettre sur la table jusqu’à 3 000 milliards d’euros sous forme de prêts, comme une sorte de cadeau, en donnant aux sociétés emprunteuses des années, voire des décennies, pour rembourser moins d’argent que ce qu’ils en auront reçu d’une institution publique !
Nous devons nous demander s’il est moralement acceptable que les générations futures soient chargées du fardeau de la dette des gouvernements contemporains pour les décennies et les siècles à venir. Des situations concrètes constatées dans des pays en développement montrent qu’un fardeau de la dette massif et chronique a un effet corrosif sur le tissu social d’une nation, par des mécanismes que nous commençons à peine à saisir, souvent accompagnés des spectres de l’inflation chronique, de l’hyperinflation, du fascisme et de la guerre. De plus, avec l’accroissement des inégalités des richesses et des opportunités, l’agitation et les tensions sociales augmentent, atteignant souvent des niveaux empêchant les gouvernements de fonctionner. Après tous les conflits et toutes les dissensions du XXe siècle, contraindrait-on les nouvelles générations à faire face à une nouvelle montée de ces spectres ?
Depuis la crise financière de 2008, un nouveau raisonnement économique suggèrerait, à gauche comme à droite et pour diverses raisons, que l’endettement mondial n’est plus un problème économique urgent. Un regard tourné vers des exemples historiques plus anciens semble à l’inverse montrer que les États-nations, comme les royaumes et les empires, s’enfoncent dans la débâcle et la faillite quand ils atteignent un niveau d’obligations massif et chronique. La dette est un problème social et politique : les historiens et chercheurs d’autres sciences sociales font bien de s’en méfier et de se conformer aux millénaires de preuves historiques nous avertissant de ses dangers. Et pourtant c’est une nouvelle crise financière, d’une magnitude sans précédent, qui évolue en ce moment sous nos yeux !
Dans un contexte marqué par l’événement le plus lourd de conséquences de notre temps – la crise du coronavirus – nous vivons dans un monde où un petit nombre d’individus semble détenir plus de la moitié de la richesse totale du monde. Les enjeux pour la gouvernance financière globale sont énormes. Les défis à relever pour atteindre un fonctionnement ouvert et responsable de ce champ institutionnel sont grands, et ceux qui permettront d’obtenir un fonctionnement véritablement démocratique le sont encore plus. Néanmoins, nous devons faire mieux et exiger que les banques centrales soient au service des intérêts publics, et non privés, si nous voulons un jour connaître la croissance haute, inclusive et durable que tout gouvernement devrait souhaiter pour le futur de sa population.
À l’heure actuelle, les systèmes de santé publique sont ce dont les pays du monde entier ont besoin. Naturellement, ils ont attiré tous les regards et partout dans le monde nous les avons observés avec une attention soutenue. Là où ils ont pu fonctionner, ils sont une source d’espoir, de fierté et de santé collective, tandis que les pays dont les systèmes de santé publique se sont révélés inadaptés ont souffert des calamités – de l’absolue tragédie – de l’augmentation continue du nombre de morts dus ou liés au Covid-19. Nous devons commencer à envisager la finance comme nous envisageons la santé : comme un enjeu majeur qui doit faire l’objet d’une préoccupation et d’une gestion publique. Et dans de nombreux pays, la mise en place de services financiers publics, comme des sociétés de construction à but non lucratif, des coopératives de crédit ou des coopératives agricoles, est aujourd’hui aussi vitale et essentielle que la prestation de services de santé publique.
Il va de soi que la finance commerciale a son rôle à jouer dans l’économie globale d’aujourd’hui, mais non sans nous demander ce que sont les objectifs des plus grandes multinationales bancaires du monde, ce qu’elles font pour leurs clients pendant la pandémie et comment elles peuvent faire preuve de responsabilité dans leurs activités à l’avenir. À l’inverse du mode de fonctionnement des grandes banques privées commerciales, il a été démontré, pour de nombreuses sociétés et économies, aux configurations diverses, que le financement public communautaire était celui qui permettait de procurer la reprise socioéconomique la plus durable, dans des pays développés comme dans des pays en développement. La mise en place d’une finance publique organisée, pensée et gérée à une échelle communautaire, qui puisse être exhaustive dans son étendue et son échelle, incluant des régions, des pays et des continents, sera un élément déterminant de toute reprise socioéconomique et de croissances futures dont nous pourrions profiter à l’avenir.
Nous assistons à un processus qui semble inarrêtable : un gigantesque transfert de richesses mis en œuvre par les banques centrales, qui se singularise par une énorme socialisation de la dette, tandis que les sources de la richesse internationale restent privatisées. Un engagement renouvelé envers l’établissement et la gestion d’institutions financières publiques, largement comparables à celles de la santé publique dans leur étendue, leur échelle et leur mission, devraient être notre nouvelle priorité.
Global Financial Governance and Recovering from Covid-19: Funding Public Health and Public Finance
“We have it in our power to build the world anew”, Thomas Paine (1737-1809)
Owing to ongoing coronavirus effects, US/China trade tensions and widespread disruption to global supply chains, the global economy has been brought to something analogous to a sudden “tight” stop. Societies and economies have not experienced anything like this since the early days of the First World War, and just like those dreadful events of over a century ago we are seeing an enormous surge in credit creation – at almost unimaginable levels – with massive debts being presented as the “policy assets” of central bank liquidity. Unlike the financial crises of the 1920s, however, we are where we are today because the world’s central bankers have acted pragmatically, stumbling seemingly into a series of inter-related, ad hoc emergency experiments in rapid debt relief, and not according to principles or preconceived international policies.
This may impart a positive spin on the situation, but what it really means, in many cases, is deeply disturbing. In effect, the very same private banks which caused the financial crisis of 2008 in the first place have been the beneficiaries of an extraordinary transfer of public funds provided to them despite nominal government control over the central banks, apparently free of charge, and without them being held to account for their own actions. Back in 2008, for example, six of America’s leading financial institutions received $8.2 trillion in “life-saving support” and just before the onset of the Covid-19 virus (late September 2019) an additional $3 trillion was provided to “unnamed trading houses on Wall Street” by the Federal Reserve Bank of New York (FRBNY).
Cynically, the world’s central bankers – with powers reminiscent of a king, despot, or autocrat – allow these privileged, private financial institutions to “live on credit” while the people of their nations are forced to wrestle with their debts. Comprehensive, multi-national corporate welfare is happening at a time when many food banks are facing insolvency, when thousands of people are dying every day because of public health failures, millions of people are struggling with record unemployment and thus unable to pay housing loans, and more families than ever are facing eviction from their homes.
At the core of these huge financial operations are the central banks of the world and the unfathomable public debts they are creating. For example, the European Central Bank (ECB) is apparently making up to €3 trillion available for its “refinancing operations… at the lowest rate ever offered, -0.75%”. Just try to get your head around the “lending at negative interest rates” messaging used here, rather than counting all the zeroes. In effect, the ECB has announced that it is prepared to (re)extend up to €3 trillion in loans as a kind of gift, with corporate borrowers being given years and decades to repay less money than what they received from a public institution!
We must ask, is it morally acceptable that future generations be burdened with the debts of today’s governments for the coming decades and centuries? Real lived-experiences from developing countries shows that chronic and enormous debt burdens are corrosive to the social fabric of a nation, in ways that we are only just beginning to understand, and often accompanied by spectres such as chronic inflation, hyper-inflation, fascism and war. Moreover, as inequalities in wealth and opportunity increase, civil unrest and social tensions are heightened, often to the point that government is effectively unable to function. After all the strife and conflict of the twentieth century, are new generations being asked to bear witness to the rise of these spectres again?
Since the global financial crisis of 2008, new economic thinking on the right and on the left has, for different reasons, suggested that the global indebtedness is no longer a pressing economic problem. Older historical thinking however, suggests that nation states, just like kingdoms and empires, flounder and fail when they have chronic and enormous obligations. Debt is a social and political problem, and historians and other social scientists are right to be wary of debt as millennia of historical evidence warns us against it. And yet a new financial crisis of unprecedented magnitude is evolving now, right in front of our eyes!
In the context of the most consequential event of our times – the novel coronavirus – we are living in a world in which a small number of individuals appear to own more than half of the world’s entire wealth. The issues at stake for global financial governance are enormous. The challenges to open, accountable functioning in this institutional field are great, and the challenges to its truly democratic functioning are even greater. Nevertheless, we must do better, we must demand that central banks serve public, rather than private, interests if we are to experience anything like the high, inclusive, sustainable economic growth that all governments should want for the future of their people.
Public health is what nations need now. Naturally, we have been focused and transfixed upon its operations all around the world. Where it has been able to function it is a source of hope, pride and communal health, whereas those countries where public health has been shown to be inadequate have been marred by the maladies – the absolute tragedy – of continuous Covid-19 (and related) deaths. But just as we share belief in the importance of the institution of public health, similarly we need to come to grips with the importance of the institution of public finance as well. And in many countries, the provision of public financial services, like not-for-profit building societies, credit unions and agricultural cooperatives, is now as vital or essential as the provision of public health services.
Certainly, commercial finance has its own part to play in today’s global economy, but we must ask: what is the corporate agenda of the world’s leading multi-national banking corporations, what are they doing to serve their customers during the pandemic and how can they best demonstrate corporate responsibility in the future? As opposed to the activities of large, private commercial banks, community-led public financing has often been shown as providing the most sustainable form of socioeconomic recovery across a wide diversity of societies and economies, in developed as well as developing countries. Indeed, the provision of community-driven, community-focused and community-led public finance – comprehensive in scope and scale across regions, countries, and continents – will be a key determinant of any future socioeconomic recovery and growth we are likely to enjoy.
A seemingly unstoppable process is upon us, a huge transfer of wealth led by the central banks and distinguished by an enormous national socialization of debt, while at the same time, sources of international wealth remain privatized. A renewed commitment to the provision and operation of public financial institutions, broadly similar in scale, scope and mission to those of public health, should be our new priority.
Pour en savoir plus :
- Bytheway Simon James, Investing Japan: Foreign Capital, Monetary Standards, and Economic Development, 1859-2011, Massachusetts, Cambridge: Harvard University Asia Center, 2014
- Bytheway Simon James and Metzler Mark, Central Banks and Gold: How Tokyo, London, and New York Shaped the Modern World, New York, Ithaca: Cornell University Press, 2016
- Bytheway Simon James, Western Capital, Japanese Spirit: Foreign Capital, and Special Companies, 1859-2018 [in Japanese], Tokyo: Tosui Shobo, 2019
Les Éditions de l’EHESS vous recommandent :
- Kaufmann Laurence et Trom Danny (eds.), Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun au politique, Paris, EHESS, coll. Raisons pratiques, 2010
À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur le coronavirus :
- Assaf Marie et Nséké-Missé Antoine, « Des trous dans le filet de protection sociale aux États-Unis ? », 12 juin 2020
- Aucante Yohann, « Les implications d'une crise mondiale inédite », 9 avril 2020
- Lefèvre Thomas, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Que faire de la dette Covid-19 ? », Thomas Piketty, Le Monde, 10 octobre 2020
- « Dépense publique : le remède universel », Laure Quennouëlle-Corre, France Culture, 5 mai 2020
- « Dette africaine : la part chinoise à 40 %, mythe ou réalité ? », Thierry Payrault, Le Point, 4 mai 2020
- « Peut-on éviter une crise sociale en plus de la crise sanitaire en France ? », Serge Paugam, RFI, 21 avril 2020
- « Les dangers de la mondialisation ont été sous-estimés, malgré l'avis des spécialistes », Pierre-Cyrille Hautcoeur, La Tribune, 4 avril 2020
- « L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé », Eva Illouz, L'Obs, 23 mars 2020
- « L’économie mondiale, déjà malade du coronavirus », Pierre-Yves Geoffard, Libération, 17 février 2020
- « Coronavirus: les premières leçons d’une épidémie mondiale », Frédéric Vagneron, France Culture, 7 février 2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Simon James Bytheway est professeur d'histoire financière et économique à la Business School de l'université Nihon à Tokyo. Ses recherches actuelles portent sur le développement économique de l'Asie et, plus largement, sur l'histoire financière du XIXe siècle jusqu'aux crises actuelles induites par la crise de Covid-19.