Empêtrés dans la Covid-19. Revue d’une désorientation

« Du point de vue des histoires, passé et avenir ne se laissent pas diviser par une coupe transversale, une coupe transversale qui signifierait le présent. L’histoire se devance en permanence elle-même et elle colle en permanence au passé. Elle passe insensiblement dans la préhistoire et l’après-histoire. Il n’y a pas en elle de point immobile au sens du présent, mais seulement au sens de la démolition et l’édification d’horizons d’avenir. » (1992, p. 190)

 

C’est en ces termes que le phénoménologue Wilhelm Schapp aurait parlé du caractère désorientant de la crise de Covid-19 dans laquelle nous sommes empêtrés. Nous sommes tous désorientés. Le gouvernement est unanimement critiqué pour l’avoir été début de cette crise : la semaine de décalage avec l’Italie aurait pu constituer un avantage temporel précieux ; cela n’a pas été le cas. Le confinement des dernières semaines laisse paraître, selon l’avis général, un sentiment de ralentissement du passage du temps : une éternité depuis le début de cette crise, pourtant si proche. L’absence de scénarios clairs laisse désormais planer une atmosphère anxiogène : pour ceux qui sont confinés dans des situations précaires, pour ceux dont l’activité économique est durablement compromise et même pour les marchés financiers dont les valeurs cotées sont censées refléter le futur. Nous pouvons donc parler d’une situation pleinement désorientante, avec son lot de « démolition d’horizons d’avenir ».

Les sciences cognitives peuvent apporter un éclairage précieux sur la manière dont cette désorientation temporelle s’instancie dans nos esprits. Parmi une littérature variée, abordons ici des hypothèses probantes sur un des biais qui rend difficile pour l’homme de penser les dynamiques exponentielles. Si vous demandez à des sujets de se représenter des évènements à venir, ils le feront spatialement en reflétant une temporalité linéaire (par exemple inconsciemment avec des gestes, ou de manière plus explicite avec un dessin). La forme régulièrement droite de cette timeline mentale est largement induite dans le développement cognitif par les stratégies d’orientation temporelle qui sont enseignées aux enfants : dessiner la chronologie des activités de la journée, apprendre à se localiser sur un calendrier, manipuler une horloge, entre autres. C’est en partie pour cela que les graphiques impliquant des régressions linéaires logarithmiques sont plus adéquats pour représenter l’épidémie et comparer son avancement entre les pays. Nos représentations temporelles mentales intuitives n’en sont pas capables (ou tout du moins, nous ne sommes pas entraînés à cela).

L’importance de la pédagogie pour l’apprentissage de l’orientation temporelle est soulignée par sa variabilité culturelle : certaines cultures et langues orientales conçoivent le futur intuitivement et métaphoriquement davantage derrière eux. Jusqu’à quatre ou cinq ans, les enfants n’utilisent pas spontanément un ordonnancement linéaire du temps. Le sens de l’écriture pourrait jouer un rôle déterminant dans l’acquisition de cette heuristique. Leur esprit reste réceptif à des façons originales de représenter le temps, notamment de manière verticale, jusqu’au début de l’adolescence. L’évolution naturelle nous a doté d’un rythme journalier dit « circadien » qui cadence certaines de nos activités essentielles, comme le sommeil. À celui-ci s’ajoute donc la normativité culturelle de la disposition du temps et des événements récurrents qui l’occupent. Son ancrage cognitif est profond.

Le temps public se voudrait à cette image, régulier comme un pendule. Le Président de la République serait le « maître des horloges » selon l’expression usuelle. Mais la temporalité de cette crise n’a rien de régulier : pendant des semaines, les étapes sanitaires de la crise étaient « devant nous ». Puis un jour, il a fallu fermer les écoles, le surlendemain tous les commerces non essentiels et encore le surlendemain confiner le pays avec déjà un retard lourd de conséquences. La désorientation du décideur n’en est que renforcée : la fenêtre objective par laquelle le début de l’événement « confinement » passe du futur au présent et au déjà-en-retard (de facto passé) ne représente que quelques heures à peine. Au-delà de la question de l’impréparation, on peut donc s’interroger sur notre excès de confiance dans notre maîtrise de temporalités que nous imaginons implicitement plus linéairement ordonnées que ce qu’elles sont. L’épidémie de Covid-19 est paradoxalement constituée d’assez peu de variables directes, ce qui permet facilement sa régression linéaire grâce à l’échelle logarithmique. Quid des crises futures (pour certaines de facto déjà présentes), notamment climatiques, dont le caractère exponentiel des conséquences négatives pourrait révéler un revirement similaire mais sur des modèles encore plus complexes ? Quel sens à dire que ces montagnes russes sont simplement « devant nous », comme s’il s’agissait de longs fleuves unidimensionnels ? Les imaginer objectivement pourrait impliquer de les représenter spatialement sous des formes plus chaotiques, rendant compte du caractère contingent du temps présent. Ces représentations objectives ne seraient pas celles d’un temps indépendamment de nous (que nous acceptions ou pas la validité de cette quantification, celle-ci étant une question d’abord physique, puis métaphysique, bien distincte), mais bien du temps objectivement humain.

S’orienter dans le temps est un exercice cognitif qui implique d’évaluer la charge émotionnelle des événements qui s’y situent, même lointains. C’est le rôle des récits que nous partageons et des images que nous évoquons de présents possiblement futures : ceux-ci recrutent une mémoire épisodique qui se voudrait plus motivationnelle. La rationalité pratique « froide » serait au mieux un fake concept, comme argumentait déjà en ce sens Antonio Damasio. Notre perception de ce qui se passe dans le temps se structure à l’aune de la résolution temporelle des événements que nous nommons. Collectivement, il nous appartient de sortir du vague quant au futur sur lequel nous tentons de naviguer – et c’est seulement sous cette condition que nous préviendrons davantage ces désorientations.

Nous sommes tous enclins à refuser de nommer le temps quand celui-ci nous fait violence. On peut avoir de bonnes raisons parfois de l’opposer (nous avons rappelé que celui-ci est le véhicule de normes sociales dont on peut argumenter sans peine que certaines sont aliénantes). Mais jamais de se bander les yeux.

 

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A propos de l'auteur: 

Bastien Perroy est étudiant de M2 du master de Philosophie PSL-EHESS, sous la direction de Roberto Casati.