Choix tragiques : quelle place pour nos enfants durant la crise sanitaire ?

La prochaine fois, le feu 

À l’ère de la mondialisation et de ses affres, la fulgurance avec laquelle ce virus a surgi dans notre macrocosme et dans nos vies inquiète.

Concernant la France, sa raison politique affichée fut l’urgence sanitaire. Et il fallait « tenir », selon la prescription du Président de la République.

Pour ma part, j’ai souvenir qu’avant mars 2020, il y avait eu le 14 novembre 2019. Nous dansions, chantions et avons crié dans les rues de Paris notre malaise de soignant·es. Puis a succédé le 14 février 2020. Nous étions las·ses des atermoiements du gouvernement. Et c’est en déclarant notre « Amour » indéfectible du service public, que nous avons pressé nos dirigeant·es de réagir urgemment face à son dépérissement. Ces dates ont représenté les nombreux appels à l’aide ponctués par des démissions massives d’un personnel hospitalier « à bout ». Nous avons dénoncé le manque de moyens humain et matériel, qui rendaient nos conditions d’exercice insoutenables. Mais nous nous sommes heurté·es, au mur de l’indifférence, à l’absence d’écoute.

« Tenir », avant le cataclysme de la Covid -19, nous le faisions déjà. Et ce, quoi qu’il nous en coutât déjà.

De novembre 2019 à mai 2020, j’exerçais au sein d’un service hospitalier de pédiatrie subissant de plein fouet des carences de toute sorte, et peinant à assurer sa mission auprès d’un bassin de population nécessiteux.

Inadéquation entre les ressources nécessaires et les moyens fournis. Équipes médicales constituées d’un personnel aux statuts précaires, formé « sur le tas » pour un grand nombre d’entre elles et d'entre eux. Pénurie de médecins forçant souvent des recrutements hâtifs, avec l’embauche quasi exclusive de médecins étranger·es.

Organisation et effectuation du travail par conséquent difficile. Des « Faisant Fonction d’Interne » régulièrement sous la pression des besoins, parfois titularisé·es « sous le manteau ». Recruté·es pour accomplir une tache refusée par beaucoup d’autres. Et ne bénéficiant pas dans ce service d’une formation leur permettant d’exercer dans des conditions acceptables. Ni même des avantages dont profitent usuellement les médecins non-étranger·es.

Ce sont principalement les répercussions de ces dysfonctionnements multiples sur la prise en charge des enfants qui m’ont interpellée. Quelles dispositions furent prises à leur égard – ou pas ?

Notre activité d’urgence et de prévention du tout-venant fut grandement réduite au profit du déploiement de moyens alloués aux personnes atteintes de la Covid-19. Les directives étatiques imposaient en effet l’arrêt de toute prise en charge non urgente au sein de la structure hospitalière, afin de redéployer les équipes soignantes et les efforts vers les soins considérés comme essentiels. C’est-à-dire les activités concentrées sur les patient·es atteint·es de la Covid-19.

Et puisque – exception faite de quelques cas en France de patient·es mineur·es affecté·es par une forme grave – cette pathologie semblait épargner les enfants, leur prise en charge dans son ensemble se trouva fortement réduite.

Désormais considéré·es comme potentiel·les porteur·euses de mort pour leurs aîné·es et non plus comme potentielles victimes de leurs violences, les enfants n’avaient plus qu’à rester confiné·es chez elles·eux. Sans autre recours que les adultes de proximité qui les entouraient et le 119 – qui a vu son nombre d’appels augmenter (60 % supplémentaires d’appels considérés comme urgents).

Des enfants qui avaient été retiré·es de chez leurs parent·es, pour préserver leur intégrité physique et/ou mentale, se sont vu·es confiner chez ces dernier·es. Parfois, elles et ils sont morts sous les coups, dans leur famille. Et qu’en était-il de nos mineur·es non accompagné·es ? De nos enfants en foyer ? De nos enfants incarcéré·es ? De nos enfants en situation de handicap ? De nos enfants fous et folles ? Qu’en était-il de ces populations qui en temps « normal » peinaient déjà à avoir accès à l’hospitalité de notre service public ?

L’aide sociale à l’enfance ne manqua pas d’exposer les multiples difficultés rencontrées dans sa mission, qu’accentuait cette crise sanitaire. Dernier·es concerné·es par le virus, ils et elles furent les premières victimes du confinement.

J’ai en mémoire cette adolescente de douze ans pour laquelle une procédure de placement avait été mise en œuvre ; les démarches avaient été suspendues du fait de la pandémie. Coincée dans sa petite chambre d’hôpital depuis près de deux mois, elle parlait à son miroir les larmes aux yeux et la rage au ventre de la façon dont les adultes qui l’entouraient étaient en train de ruiner sa vie. J’ai pensé à ces bébés de quelques mois maltraité·es qui nous arrivaient fréquemment aux urgences, courant le risque que leur pronostic vital soit engagé. Ces bébés, nous ne les recevions plus. J’ai pensé à ces ados suicidaires, pour la plupart en foyer, qui se présentaient eux aussi régulièrement aux urgences. Ces ados, nous ne les recevions plus. J’ai pensé à ces enfants qui nous disaient que l’école représentait une échappatoire face à un environnement familial maltraitant, un lieu d’échange et d’apprentissage, un lieu de parole ; ou encore parfois le seul repas de la journée. Tous·tes ces enfants, nous ne les voyions plus. C’est à tous·tes ceux et celles-là que j’ai pensé lorsque je fus déplacée dans un service de psychiatrie quelques semaines pour être médecin « référent Covid », à la vue de la baisse de notre activité.

Selon moi, une question n’a jamais été posée au sein des services hospitaliers pendant cette crise : quelle était la signification et la pertinence des critères permettant de juger de ce qui relevait ou non des soins essentiels au sein des structures de santé ? La question de savoir s’il était pertinent et éthique de geler quasiment l’ensemble des activités habituelles des hôpitaux publics pour l’orienter vers la gestion des personnes atteintes de Covid-19, et spécifiquement lorsqu’il s’agissait des services de pédiatrie, n’a pas été posée. La question de savoir pourquoi l’attention médiatique s’est portée strictement sur le dilemme moral concernant les choix des patient·es Covid qui seraient ou non réanimé·es n’a pas été posée. La question de savoir pourquoi nous n’avions accès ni à cette même interrogation, ni à sa médiatisation, en ce qui concernait les patient·es qu’on choisissait déjà de ne plus soigner depuis le début de cette crise n’a pas été posée. Il paraît qu’en « temps de guerre », il est naturel que cette question n’ait pas été posée.

Mais la prise en charge prioritaire et quasi exclusive de ces patient·es visibles représentait déjà un choix moral, auquel nous avons tous et toutes participé. Option suivie avec une certaine simplicité, et dont les significations politiques, éthiques et symboliques semblaient demeurer en suspens. Dilemme cornélien s’il en fût pour les soignant·es qui, englué·es dans l’action clinique, se voyaient ici placé·es par des dirigeant·es dans une posture délicate, voire intenable. Position engageant à divers niveaux leurs devoirs éthique et social. Obligations enlacées par le serment prêté : « d’abord ne pas nuire ».

Il est nécessaire en ces temps troublés de ne pas cesser de nous interroger sur notre responsabilité individuelle et collective concernant ce qu’il est fait de nos institutions et ce qu’il nous est collectivement possible de faire face aux problématiques sociales de notre temps. Il s’agit de ne pas s’arrêter de réfléchir et de dire, même face à de pseudo-évidences.

Que peut révéler cette crise de ce qui compte dans notre société ? Et sommes-nous d’accord ?

Quelle place accordons-nous à la protection de nos enfants pendant et en dehors de cette crise ? Quelle valeur dans les faits ont-ils et ont-elles, au regard des politiques de santé les concernant ? Et sommes-nous d’accord ?

Quels sont donc les « sacrifices » auxquels nous invita le Président ayant fait de ses soignant·es les « soldat·es » d’une « nation en guerre » ? À quels choix tragiques celui s’étant posé en protecteur de la patrie nous force-t-il à consentir ? Et sommes-nous d’accord ?

Enfin, quel peut être le sens et la portée symbolique de ce combat au sein duquel le pouvoir nous appelle à « nous » engager « quoi qu’il en coûte » ? À qui coûte-t-il ?  Et sommes-nous d’accord ?

Car ce qu’il en coûtera pourrait bien être « la prochaine fois, le feu ». 

 

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A propos de l'auteur: 

Interne en médecine générale, formée à la recherche en psychosociologie et actuellement doctorante en études politiques à l’EHESS, Isabelle Audigé témoigne de son expérience d’interne de 3e semestre dans un service de pédiatrie pendant le premier confinement.