Éthique et responsabilités dans la prévention du risque infectieux

Jusqu’à peu le déploiement quotidien de gestes préventifs face au risque infectieux était le fait d’une petite frange de la population : pour beaucoup des professionnels de santé, dont nombre de personnels hospitaliers. Au début de l’année 2020, certains de ces gestes, tels que la désinfection des mains à l’aide d’une solution hydro-alcoolique ou le port d’un masque respiratoire, sont devenus familiers à une grande partie de la population. Désormais érigées comme un enjeu clé de la lutte contre l’épidémie de Covid-19, ces injonctions ont alors mis sur le devant de la scène la question de l’adhésion des populations aux mesures de prévention du risque infectieux. Pour tenter d’apporter un modeste éclairage à cette problématique, souvent appréhendée en termes de « déviances » à l’égard des normes préventives, un bref détour par l’hôpital peut s’avérer instructif.

L’hôpital moderne porte en lui ce paradoxe fondateur : devenu instrument de soin par excellence, il véhicule pourtant des maladies. D’hier à aujourd’hui les agents infectieux pathogènes ont donc figuré parmi les principales cibles des réformateurs de l’hôpital, et ce avant même que l’avènement de la médecine pasteurienne ne concourt à l’unanime reconnaissance de leur existence et de leurs effets pathogènes. Prévenir la transmission des maladies contagieuses : voici un geste fondateur aux origines de l’hôpital moderne. Car de la « pourriture d’hôpital » évoquée par Jacques Tenon à la fin du XVIIIème siècle au risque infectieux contemporain, ce geste se prolonge jusqu’à jouer, encore de nos jours, un rôle crucial dans les transformations de l’hôpital.

Les infections nosocomiales – ou infections associées aux soins – sont causées en grande partie par le manuportage de germes pathogènes au sein de l’espace hospitalier, par le biais notamment des professionnels de santé susceptibles de transporter ces germes d’un patient à un autre. Le rôle de l’hygiène des mains dans la transmission de ces infections est établi dès le XIXème siècle par plusieurs chercheurs, parmi lesquels Semmelweis et Pasteur, sans aucun doute les plus célèbres aujourd’hui. Pourtant, ce n’est qu’au début du XXIème siècle que s’opère un véritable tournant à ce sujet, particulièrement visible à travers les programmes de l’Organisation mondiale de la santé. Ainsi, plus de 150 ans après Semmelweis qui préconisait aux professionnels de santé de se laver les mains avec du chlorure de chaux, la désinfection des mains via une solution hydro-alcoolique se trouve désormais au cœur des recommandations sur la prévention des infections nosocomiales.

Outre le paradigme de la désinfection, l’hygiène des mains inclut également aujourd’hui les recommandations sur le port des gants dans certaines situations.

En se penchant sur la bibliographie actuelle consacrée à l’hygiène des mains en milieu hospitalier, on remarquera qu’une analyse revient régulièrement : le non-respect des bons gestes préventifs chez ces professionnels résulterait en grande partie du fait que ces derniers se situeraient davantage dans une logique de se protéger eux-mêmes du risque d’infection véhiculé par les patients que de protéger les patients des germes qu’ils pourraient transporter. On dit alors de ces professionnels qu’ils privilégient « l’autoprotection » à « l’allo-protection ». En somme, que la protection de soi l’emporte sur la protection de l’autre. Dans le champ des sciences sociales cette dichotomie a été discutée, notamment au regard des représentations de la souillure à l’œuvre dans le monde hospitalier.

Penser au prisme d’une telle dichotomie pose l’enjeu de la responsabilité éthique des soignants au regard du risque encouru par les patients. Et cette question de la responsabilité n’est pas sans déployer son lot de culpabilités. Des soignants omettent de réaliser des gestes, qui pourtant semblent si simples – et sont souvent présentés ainsi dans les campagnes de sensibilisation pour favoriser l’adhésion des personnes – parce qu’ils s’estiment exempts du danger alors même qu’ils incarnent la fonction du soin, et devraient à ce titre être entièrement tournés vers les risques qu’ils font courir aux patients dont ils assurent les soins.

Pourtant, à y regarder de plus près, se désinfecter régulièrement les mains (avant, pendant et après un soin) n’est pas chose si aisée. Tout d’abord, du fait de la dimension chronophage de ces gestes. Les temporalités de la prévention doivent alors être replacées dans le contexte du travail de soin à l’hôpital : les équipes ont généralement à charge un nombre important de patients. Or, à l’hôpital règne une interdépendance très forte des tâches de chacun et des différentes catégories professionnelles. Ainsi en est-il de l’aide-soignante qui doit faire les toilettes des patients avant que l’infirmière ne vienne faire ses soins, laquelle doit également agir avant que les médecins fassent leur visite aux patients, etc. La question du rapport au risque infectieux et à sa prévention ne peut alors être détachée des réflexions sur le contexte de travail. Prendre le risque de ne pas faire ses soins dans les temps implique non seulement de mettre en difficulté ses collègues, mais également le patient dont la continuité des soins sera entravée. Ces temporalités préventives s’insèrent donc dans des temporalités du travail en tension et profondément imbriquées. Elles impliquent des arbitrages à travers lesquels s’exprime cette question de la responsabilité, envers les patients et ses collègues, sans que cette responsabilité ne soit réduite à celle de la prévention du risque infectieux.

Ainsi, il semble pertinent d’opérer un déplacement de cette question initiale de la responsabilité éthique et de ses termes, en montrant que la confrontation au risque infectieux en milieu hospitalier peut-être interrogée au prisme d’une « éthique de responsabilité » plutôt qu’au prisme d’une « responsabilité éthique ». Cette notion d’éthique de responsabilité est connue pour avoir été définie par Max Weber dans son célèbre ouvrage Le savant et le politique et exprime, à l’inverse de l’éthique de conviction, l’attention portée aux conséquences des actes envisagés plutôt qu’à l’expression de principes et de valeurs considérés comme « premiers ».

Prenons un autre exemple, également issu de mes observations, pour illustrer comment peut s’exprimer cette éthique de responsabilité :

Une infirmière entre dans la chambre d’un patient pour réaliser un bilan, soit un prélèvement sanguin destiné à être analysé. Ce patient est usager de drogues injectables et séropositif. Du fait de ces pratiques d’injections, ses veines sont particulièrement abîmées, ce qui rend la tâche difficile aux infirmières qui peinent à trouver une veine puis à la piquer pour réaliser la prise de sang. Après s’être désinfectée les mains l’infirmière en charge du bilan de ce matin s’installe au chevet du patient et enfile une paire de gants, conformément aux recommandations pour ces gestes dits invasifs. Elle discute avec le patient, lui demande comment s’est passée sa nuit, tout en préparant son matériel. Après de nombreuses secondes à palper les veines du patient sur ses deux bras afin de trouver la bonne, mais sans succès, l’infirmière enlève le gant de sa main gauche. Elle recommence la palpation de cette main désormais nue. Après quelques secondes d’incertitude elle semble finalement avoir trouver une veine pour piquer. Elle se lance. L’aiguille est bien positionnée dans la veine et le prélèvement peut avoir lieu.

Le geste d’enlever un gant pendant une prise de sang n’est ni anodin ni singulier et de nombreuses infirmières font part de pratiques similaires, réalisées en dépit des recommandations, que chacune explique sensiblement de la même façon : enlever un gant lors d’une prise de sang permet de mieux sentir les veines et donc de mieux anticiper quelle veine piquer, notamment lorsque les patients disposent d’un faible « capital veineux ». Ce choix expose un peu plus le patient à un risque de contamination par contact. Mais ce geste expose aussi l’infirmière à un risque plus important, puisque le port des gants dans de telles situations est principalement recommandé afin de réduire les risques liés aux accidents d’exposition au sang. D’ailleurs, au cœur de ces pratiques se trouvent parfois des patients usagers de drogues vivant avec le VIH et/ou des hépatites. Mais ce choix d’enlever un gant pour un prélèvement permet, entre autres, de mieux réaliser le geste technique et donc d’éviter l’inconfort du patient dû à des tentatives de piqûres ratées.

Il s’agit donc là d’un choix éthique parmi d’autres réalisé dans le souci de la relation de soin. Parmi les nombreuses responsabilités qui entourent le travail de soin, on compte également : préserver le patient d’un risque infectieux et des souffrances causées par des actes invasifs ou encore construire et pérenniser la relation de care. Cette éthique de responsabilité se construit alors en situation et en actes. Une nouvelle fois, le rapport aux gestes préventifs ne peut être dissocié des autres dimensions du soin.

Il semble que l’épidémie de Covid-19 gagnerait à être analysée au prisme de cette éthique de responsabilité, la question de la prévention du risque infectieux dépassant désormais largement ces frontières professionnelles pour s’exprimer dans l’ensemble des populations soumises aujourd’hui à de nouvelles normes préventives et sommées de respecter ces mesures pour prendre soin de son prochain. Une telle approche, centrée sur l’expérience du risque et de l’éthique, aurait peut-être pour vertu de dépasser certains clivages et réductions, fréquemment exprimés par le préfixe « anti » : les « anti-masques », les « anti-vaccins », etc. C’est d’ailleurs bien souvent à cet argument altruiste que sont renvoyés ceux formulant des critiques sur ces injonctions : on se vaccine ou on porte un masque respiratoire avant tout pour protéger les autres. Sans nier la dimension politique de certaines de ces revendications, il paraît plus que jamais nécessaire, dans la situation épidémique actuelle, d’approfondir les réflexions anthropologiques interrogeant dans leur articulation le travail éthique et la construction des expériences du risque.

 

Pour en savoir plus :

À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur le coronavirus :

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A propos de l'auteur: 

Clément Tarantini est post-doctorant en anthropologie (CESP - INSERM/EHESS).