La relation de soins, une relation de confiance qui se nourrit du soupçon

Lorsque l’on évoque la relation soignante (ce qui lie un soigné et un soignant), c’est la confiance qui est constamment prônée et considérée comme indispensable à la qualité et la sécurité des soins. L’absence de confiance est associée à la rétention d’informations, la conflictualité, la fuite et le renoncement aux soins. L’usager du système de santé pâtit alors de soins de qualité dégradée (insuffisants, excessifs, inadéquats). Tel un mot d’ordre, créer du lien par la confiance s’avère particulièrement pertinent en cas de non-demande ou refus a priori de soins (conduite addictive, trouble psychique) ainsi que d’incompréhension, crainte, déni, rejet de certaines affections qui terrifient (démence, cancer). Mais comment s’élabore cette confiance ?

 

La confiance ne peut exister d’emblée au motif que, par nature, un soignant serait doué d’une humanité irréprochable, intègre et scientifique, autrement dit détenteur du savoir voire de la vérité. Or, « il n’existe pas en médecine une vérité unique mais une multitude de vérités valables dans des champs spécifiques et limités » et tributaires de l’avancement de la connaissance scientifique et médicale. De plus une vérité scientifique n’est pas parfaitement transposable en clinique, à la vraie vie d’une personne malade, laquelle n’est ni une souris, ni une lignée cellulaire, ni un prototype de patient idéal. Nous ne pouvons pas non plus ignorer certaines inquiétudes au sein de la communauté soignante : pratiques empreintes de charlatanisme, défaut avéré de compétence, violation de l’intégrité scientifique et des bonnes pratiques de la recherche, non-respect du code de déontologie, inertie clinique (distincte de l’abstention éclairée), non-pertinence des soins. Il faut enfin tenir compte de la bien compréhensible faillibilité humaine qui n’épargne aucun soignant et concerne : les connaissances (par l’ampleur incommensurable et l’évolutivité rapide des savoirs médico-scientifiques), l’expérience (certaines situations cliniques ne sont expérimentées qu’une fois dans une vie professionnelle), les affects (ces émotions perturbant jugement et décision), les représentations (l’étiquette d’inaptitude appliquée aux patients, a fortiori en situation de handicap), les influences (des conflits d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique sont inévitables pour accéder à l’innovation).

 

S’il n’y a pas de confiance spontanée, c’est qu’elle s’élabore dans une rencontre interhumaine qui ne peut fonctionner à sens unique (injonction faite au seul patient d’avoir confiance) mais impose réciprocité et doit s’entretenir au gré d’un parcours soumis à discontinuité et aléas. Il ne peut pas non plus y avoir uniquement ni toujours de la confiance. Pour un patient, ce serait s’aveugler, renoncer à son autonomie, son libre arbitre et à ce qui relève de sa place dans le soin. Sachant d’une histoire par lui seul vécu, seul porteur du savoir expérientiel auquel aucun traité savant ne donne accès, le patient apporte tout autant à la qualité de la relation. Qualité portée non pas tant par la confiance sans résistance, mais vivifiée dans l’épaisseur et par l’épreuve de l’échange, la richesse du contradictoire et de l’enseignement réciproque. L’interface relationnelle se fait ainsi « espace d’intelligibilité » par des efforts d’accueil et d’attention réciproques (usant de tous sens perceptifs dont les regards et l’écoute), d’explicitation, de compréhension de l’autre parole en dépit des désaccords. Une relation de coopération aux antipodes d’un corps-machine aux mains d’un technicien réparateur biomédical comme du patient-client exigeant une expertise. On peut dès lors se demander si la relation de soins n’est pas une sorte d’interaction soupçonneuse d’abord sous-tendue par l’asymétrie radicale du pouvoir auquel le soignant ne peut renoncer. Réciproquement soupçonneuse aussi, tant elle confronte deux êtres fondamentalement dissemblables (le soigné et le soignant) dans leur nature (vulnérabilités et conséquences de la maladie et des traitements affectant toutes les dimensions de l’individu), leurs savoirs, leur langage (celui du médecin est abscons), leur subjectivité, leurs postures, leurs objectifs (le soignant vise la scientificité et la réussite du traitement, le soigné ne demande qu’à guérir), leurs enjeux (professionnel pour l’un, vital pour l’autre). S’y greffent des divergences essentielles dans ce qui suscite et constitue le soupçon pour l’un et l’autre. 

 

Le soignant soupçonne le patient de façon récurrente, particulièrement sur les aspects suivants : (1) la responsabilité de ce qui lui arrive (vous êtes fumeur, en surpoids, stressé, porteur du gène x …) ; (2) la compliance / observance thérapeutique pour justifier l’échec de soins ; (3) le type et la qualité d’informations transmises et l’aptitude à comprendre une maladie. Pour Didier Sicard, « La parole du malade a souvent été jugée peu fiable par la médecine […]. Elle est d’emblée discréditée par son incapacité à établir une chaine rationnelle de causalité ». Pourtant, savoir expérientiel et récit du patient (prôné en médecine narrative) sont réputés faciliter diagnostic et soins ; (4) les symptômes et effets indésirables rapportés ce dont témoigne la discordance des Patient Reported Outcome Measures avec ceux répertoriés par les soignants.

Le patient soupçonne tout autant le soignant mais bien différemment : M’a-t-il dit la vérité ? Ne s’est-il pas trompé de diagnostic, de dose ? Qu’a-t-il dit à mes proches ? A-t-il entendu ma plainte ? Alimentées par la peur de souffrir, de l’aggravation de la maladie, bien sûr de mourir, ces interrogations anxieuses seraient plutôt du côté de la qualité de la relation humaine que des performances technico-scientifiques. C’est ainsi que le patient (et son entourage) scrute, décortique les moindres signes dans le comportement, le discours, les mots, l’intonation même. Pister les indices d’inattention, négligence voire indifférence, les non-dits ou ce qui serait vécu comme manipulation (à l’instar de cancers où les craintes sont envahissantes ou de troubles psychiatriques soumis à des prescriptions médicales de privation temporaire de libertés). Pourtant, le soupçon porte aussi sur des intentions soignantes vécues comme bonnes : il a préservé mon repos, il n’a rien dit pour me rassurer. De l’interprétation à la surinterprétation, la frontière est ténue et atteste la densité et les enjeux de la relation soignante.

 

Soupçon et confiance sont manifestement intriqués et indissociables. De l’œuf ou la poule, ce qui importe n’est pas tant leur présence que leur qualité intrinsèque (dont l’intensité) et la manière d’y répondre. Il semble tout de même que le soupçon ne soit pas premier. C’est bien parce que d’abord, le patient doit se confier et confier son corps, parfois même doit être confié au corps médical (injonction de soins, altération des facultés cognitives ou de la conscience), qu’il en vient à soupçonner. C’est de la concomitance première de la confiance nécessaire – mais qui s’impose sans alternative telle une offrande de soi pour les besoins du soin – et du soupçon que cette contrainte suscite, que naît la rencontre possible, préalable à toute relation de confiance ultérieure qu’exige le soin pour advenir de façon satisfaisante.

 

Ainsi l’épreuve du soupçon est naturelle et omniprésente à la relation de soins. Apparemment antagoniste, en réalité complémentaire de la confiance, le soupçon s’impose telle une modalité relationnelle essentielle et la condition même de sa qualité opérante. Justement dosé, nuancé, ouvert au dialogue tout en le suscitant (à l’inverse du complotisme), réciproquement bienveillant et surtout porté par le souci de l’enquête, la réflexion, la juste analyse, le soupçon peut fondamentalement témoigner d’une attention à l’autre, au plus près de la réalité des situations de santé traversées. Permettre et entretenir cet espace d’intelligibilité vaut pour acceptation assumée des tensions inhérentes à toute relation authentique nourrie de questionnements inépuisables et comme garantie des meilleures décisions et accompagnements possibles. 

 

 

POUR EN SAVOIR PLUS :

  • Bernard Claude,Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 2013
    • Charon, Rita, Médecine narrative : Rendre hommage aux histoires de maladies, traduit de l’anglais (américain) par Anne Fourreau, Sipayat, [2008] 2015
    • Canguilhem, Georges, Écrits sur la médecine, Paris, Éditions du Seuil, 2002
    • Code de déontologie médicale codedeont.pdf (conseil-national.medecin.fr)
    • Lambrichs, Louise L., La vérité médicale : Claude Bernard, Louis Pasteur, Sigmund Freud, Paris, Librairie Arthème Fayard-Pluriel, 2013
    • Sicard Didier, « La fin de la parole », in D. Couturier, D. Georges, D. Lecourt et al. (dir.) La mort de la clinique, Paris, Presses universitaires de France, 2009
    • À propos de l’Evidence-Based Medicine (EBM) : Sackett DL, Rosenberg WM, Gray JA, Haynes RB, Richardson WS. “Evidence based medicine: what it is and what it isn't”. Bristish Medical Journal 1996; 312(7023): 71–72
    • Au sujet des Patient-Reported Outcome Measures (PROMs) : Black N, Burke L, Forrest CB, Sieberer UHR, Ahmed S, Valderas JM, et al. Patient-reported outcomes: pathways to better health, better services, and better societies. Quality Life Research 2016; 25(5): 1103-1112

 

A propos de l'auteur: 

Docteure en médecine, spécialisée en médecine interne, praticienne hospitalière de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), Marie-Olivia Chandesris est aussi doctorante en philosophie à l’Université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne (UPEC).

Doctorant en littérature comparée au CRAL (EHESS), Louis Mühlethaler prépare une thèse qu’il compte inscrire dans le champ des humanités médicales, sur les relations entre littérature et immunité