Race et racisme dans la Tunisie post-2011

« Nous avons travaillé très dur pour arriver à ce moment historique », déclarait Yamina Thabet, présidente de l’Association tunisienne de soutien aux minorités. C’est ainsi qu’elle célébrait l’adoption de la loi de novembre 2018, également connue sous le nom de « Loi sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en Tunisie ». Adoptée le 9 octobre 2018, cette loi envisage de sanctionner durement toute insulte, attaque et participation à la diffusion des discours haineux stigmatisant la race, la couleur peau, l’ethnie ou toute autre forme de discrimination telle que définie par les conventions internationales (une possible application aux réseaux sociaux est par ailleurs actuellement à l’étude).
Bien que cette nouvelle législation vise toutes les discriminations, la proposition de loi a émergé dans le contexte du débat sur le racisme anti-noir, et a très rapidement fait la une des journaux en août 2018, suite à de violentes agressions subies par des individus noirs d’origine sub-saharienne.
En Tunisie, le racisme anti-Noirs est un phénomène complexe. Les Tunisiens noirs ainsi que les Noirs d’origine étrangère en sont les principales cibles, bien que ces derniers ne constituent pas un groupe homogène. Les Tunisiens noirs représentent une minorité estimée à 10-15% de la population, bien qu’aucune enquête officielle n’ait été menée à ce sujet. Leur histoire est intrinsèquement liée à celle des esclaves du pays, puisque les Noirs réduits en esclavage étaient originaires des régions de Kanem Borno situées le long de la route transsaharienne Ghadamès, dont le nom fait référence à une oasis du sud de la Libye. La réduction en esclavage des Noirs en Tunisie recoupe l’histoire de celle de bien des pays arabes, ces esclaves étant destinés au travail domestique.
En 1846, Ahmed Bey, dixième souverain husaynide (1837-1855), prit la décision inédite d’abolir l’esclavage, s’érigeant ainsi en précurseur dans le Moyen-Orient et le monde arabe, et deux ans avant que la France ne fasse de même dans ses colonies. Cependant, dans le monde rural, l’esclavage se transforma durablement en rapports autoritaires de clientèle puisque les descendants d’esclaves continuèrent à travailler gratuitement pour les descendants des esclavagistes. Aujourd’hui encore, certains patronymes font référence à un passé marqué par l’esclavage. En octobre 2020, une cour de justice tunisienne a acté la suppression du mot atiq (« libéré ») du nom de famille d’un homme de 81 ans. Les mots tels que abid (« esclaves »), atiq ou shwashin indiquent l’appartenance à un groupe social ou à une descendance d’esclaves, et peuvent être des stigmates particulièrement lourds à porter. La question raciale en Tunisie est le produit complexe de la combinaison des origines et de l’apparence physique des individus, puisqu’on est racisé comme Noir aussi parce qu’on est considéré comme descendants d’esclaves. Puisqu’ils sont plus rares, tant en nombre qu’en épaisseur historique, les patronymes abid et shwashin indiquent que ces lignées familiales ont été introduites de l’extérieur, ce qui contribue donc à les raciser comme Noirs.
Ainsi, le racisme en Tunisie est un héritage de l’esclavagisme, et la signification rattachée à la couleur de peau noire gangrène encore aujourd’hui l’imaginaire populaire tunisien. Par exemple, les insultes et propos racistes que l’on peut entendre dans la rue sont souvent rattachés au champ lexical de l’esclavage. Abid, épithète injurieux utilisé pour désigner les individus à la peau foncée, est une insulte banalisée, tout comme l’est wasif (« serviteur »). D’un côté, certains stéréotypes liés au racisme anti-noir en Tunisie trouvent une résonnance dans le contexte global des constructions socio-culturelles liées aux Noirs, telles celles qui posent que les Noirs appartiendraient à une classe sociale inférieure et auraient un niveau d’éducation moins élevé, ou seraient plus enclins à la violence et à l’agressivité. D’un autre côté, d’autres préjugés découlent de trajectoires diachroniques contingentes. De la figure pré-abolitionniste de la concubine à celle post-abolitionniste de la prostituée, le triangle femme – qu’elle soit libre ou esclave – / couleur de peau noire / disponibilité sexuelle est durablement resté ancré dans l’imaginaire populaire racial. En effet, après l’abolition, nombre d’anciennes esclaves ont fini dans des maisons de passe, puisque leur manque d’affiliation et de protection ne leur ont pas permis de faire leur chemin au sein de la société tunisienne. De nos jours, de nombreuses femmes noires se plaignent d’être sexuellement harcelées dans la rue en raison de leur couleur de peau.
Bien qu’étant citoyens tunisiens à part entière, l’idée que les personnes noires appartiennent à l’Afrique subsaharienne reste ancrée dans l’imaginaire populaire, si bien que les Noirs se plaignent souvent qu’on leur intime l’ordre de « retourner dans leur pays ». Bien que l’expression ne soit pas explicitement raciste, les Tunisiens parlent des Noirs comme des ifriqyn (« Africains »), un terme souvent employé pour faire référence aux Subsahariens, comme si la Tunisie ne faisait pas partie du continent africain. Cependant, le racisme contre les Tunisiens noirs et les Subsahariens noirs ne s’exprime pas de la même manière. Il faut donc se pencher sur la catégorie « d’étrangers noirs » et la déconstruire.
Sous le gouvernement de Ben Ali (1987-2011), la composition ethnique de la population a évolué. Afin de desserrer les liens politiques et économiques avec les pays du Golfe, qu’on craignait être des soutiens des mouvements islamistes, Ben Ali a timidement esquissé un rapprochement diplomatique et politique avec l’Afrique subsaharienne. Sa politique en matière d’éducation a attiré dans les universités tunisiennes les étudiants des pays de région subsaharienne, et en particulier ceux des pays francophones d’Afrique de l’Ouest. De plus, suite aux ajustements structurels néolibéraux et à la mise en œuvre de politiques économiques libérales dans les années 1980, le pays s’est ouvert aux banques et aux entreprises des régions subsahariennes. A la suite de l’éclatement de la première guerre civile ivoirienne (2002), la BAD (Banque Africaine de Développement) a transféré son siège à Tunis en 2003-2004, apportant dans son sillage banquiers et hommes d’affaires qui sont venus s’installer dans les quartiers huppés de la ville, avec leur famille, leurs baby-sitters, leurs domestiques et leurs professeurs particuliers. Tout ceci, associé aux flux de réfugiés sub-sahariens ayant fui la Libye en 2011, cela a contribué à l’installation de petites communautés noires d’origine étrangère. Au cours de la dernière décennie, un groupe disparate de « réfugiés, de migrants-aventuriers, mais aussi d’athlètes, d’hommes d’affaires, d’étudiants des établissements publics ou du privés, diplômés et managers internationaux » (pour reprendre la formule de Sylvie Mazzela) sont venus des terres sub-sahariennes, et bien que présentant des caractéristiques bien différentes, ils se sont heurtés au même type de racisme.
Cependant, les Noirs d’origine étrangère sont discriminés d’une manière singulière. A cause de leur vulnérabilité institutionnelle, les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile subsahariens sont tout particulièrement exposés au racisme et aux mauvais traitements. En plus de la discrimination raciale, ils sont bien souvent victimes de violences de la part des forces de l’ordre ou des agents en charge du renouvellement de leur visa. Ces dernières années, les dépôts de plainte pour agressions violentes dans la rue se sont multipliés, mettant ainsi en évidence l’urgence de s’attaquer, d’un point de vue du droit, au racisme, problème largement passé sous silence jusqu’à présent.
En 2018, la justice a réagi en faisant du racisme une circonstance aggravante dans le code pénal, notamment dans les cas de meurtre ou agression. En conclusion, le racisme en Tunisie est un phénomène incontestable et prégnant dans la société tunisienne actuelle. Mais l’usage des concepts occidentaux relatifs à la race ne permet pas de saisir totalement ses enjeux spécifiques à la Tunisie. Toutefois, la société tunisienne a montré qu’elle était capable de se forger ses propres instruments de lutte contre le racisme, avec, par exemple, la récente introduction du terme « crime haineux » dans la loi.
Race and Racism in post-2011 Tunisia
“We worked very hard to come to this historical moment”, claimed Yamina Thabet, president of the Association tunisienne de soutien aux minorités. She was celebrating the adoption of Law 2018/11, or the Organic Law on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination in Tunisia. Law 2018/11 was passed on 9 October 2018 and envisages harsh punishment for those who insult, attack, and spread hate speech (foreseeing a possible application to social media) on the grounds of race, color, family heritage or any other forms of discrimination recognized by international conventions.
Even if it addresses all forms of discrimination, the bill emerged within the debate on anti-Black racism, which made headlines shortly before its introduction, in August 2018, after some Black sub-Saharans were brutally attacked.
Anti-Black racism in Tunisia is a highly heterogeneous phenomenon. It targets Black Tunisians as well as Black Foreign Nationals, who are however a variegated group. Black Tunisians are a minority which is calculated to be 10 - 15% of the overall population, even if official statistics have never been carried out. Their history is intertwined with the history of slavery in the country, since Black enslaved individuals were imported from the regions of Kanem Borno, along the trans-Saharan “Ghadames route”, named after an oasis in Southern Libya. The enslavement of Black peoples, similar to many other Arab countries, had a mainly domestic purpose.
Ahmed Bey, tenth Husaynid ruler (1837 - 1855), took the unprecedented decision to abolish slavery in 1846, two years before France did so in its colonies and first in the Middle East and Arab world. In rural contexts, however, slavery morphed into post-abolition long-lasting patronage relationships, where the descendants of the enslaved kept working for free for the offspring of the enslavers. Even today, some lineages’ names contain a word which point to a past of slavery. In October 2020, a Tunisian court ruled in favor of dropping the word atiq (“freed”) from the surname of an 81-year-old man. Words like abid (“slaves”), atiq, or shwashin indicate social groups or families which descend from enslaved people and can be painfully discriminating markers. Racial issues in Tunisia are a complex outcome of origin and physical appearance, since these groups are racialized as Blacks also because they are marked by the stigma of a slavery descent. Abid and shwashin lineages display less known, less deep lineages which point to the fact that they were imported from the outside, and this contributes to their racialization as Blacks.
Racism in Tunisia is a legacy of slavery and meanings attached to Black skin remained engrained in Tunisian popular thinking until our days. For example, when racist attacks and insults on Tunisian streets occur, they often employ a slavery language. Abid, intended here as a derogatory epithet for dark-skinned individuals, is often shouted on the streets, as well as wasif (“servant”). On the one side, some of the stereotypes attached to Blackness in Tunisia resonate within global socio-cultural constructions related to Black skin, such as lower social and educational level, violence and aggressiveness. Some other stereotypes, on the other side, stem from very contingent diachronic trajectories. From the pre-abolition figure of the concubine to the post-abolition prostitute, for example, the triangulation between freed or enslaved women, Blackness and sexual availability has remained in popular racial thinking. In post-abolition times, freed women did indeed end up in brothels, as they lacked the affiliation and protection which would allow them to navigate Tunisian society. Nowadays, many Black women complain of being sexually harassed on the street because of their skin colour.
The idea that Black people, even if they are Tunisian citizens, belong to sub-Saharan Africa remained in the popular mind set, so that Blacks often complain to be shouted at “go back to your country”. Even if not overtly racist, some Tunisians refer to Blacks as ifriqyn, “Africans,” a term widely in use to refer to sub-Saharans, as if Tunisia did not belong to the African continent. However, racism against Black Tunisians and Black sub-Saharans assumes very different features. The very category of “Black foreigners” must be addressed and broken down.
Under Ben Ali’s government (1987-2011), the population’s ethnic composition changed. In order to move away from economic and political ties with the Gulf countries, worryingly perceived as supporting Islamist movements, Ben Ali timidly shifted diplomatic and political alliances toward sub-Saharan Africa. His policies in education attracted students from sub-Saharan countries, especially West African Francophone ones, to Tunisian universities. Moreover, in the 1980s, following the neoliberal structural adjustments and after his economic liberalization policies, he opened to sub-Saharan banks and businesses. Following the outbreak of the First Ivorian Civil War (2002), the BAD, Banque Africaine de Développement, moved its headquarters to Tunis in 2003-2004. The bank came with its bankers and businessmen, who moved to the wealthy neighborhoods of Tunis their families, nannies, domestic workers and private educators. These phenomena, together with the flow of sub-Saharan refugees fleeing 2011 Libya, created small communities of Black Foreign Nationals. In the last decades, a variegated group of “refugees, migrants adventurers and also sportsmen, traders, students in the public and private education, graduates, international managers” (as said Sylvie Mazzella) came from the Southern shores of the Sahara and, even if with consistent differences, were faced with the experience of racism.
Black foreigners are discriminated against in very different ways, though. The institutional vulnerability of sub-Saharan migrants, refugees and asylum seekers make them especially exposed to racism and mistreatment. In their case, along with everyday racial discrimination, they are often victims of abuse by the police or by the officers in charge of renewing their visa. Reports of violent attacks on the streets have been multiplying in the last years, making a silenced problem, racism, an urgent issue to be addressed legally. The response in the law came then in 2018, when racism became an aggravating factor for already existing crimes, such as murder or attack. In conclusion, racism in Tunisia is a highly relevant and compelling phenomenon, however using Western categories of race to frame it hinders its full understanding. Yet, the Tunisian society was able to find its own instruments to fight it, such as the introduction of a “hate crime” in the law.
Pour en savoir plus :
- Brut, « Une loi contre le racisme votée en Tunisie », 11 octobre 2018
- Euromed rights, Law on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination in Tunisia: A Historic step in Achieving Equality, 10 octobre 2018
À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur l’après-George Floyd :
- Barrachina Agustina, « Les racines africaines d’un pays qui s’imaginait blanc », 12 octobre 2020
- Clément Thibaud, « Post-esclavagisme en Amérique latine », 14 septembre 2020
- Johann Michel, « Quelle place pour la mémoire de l’esclavage ? », 28 octobre 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd
On en parle dans les médias :
- « Les esclaves étaient le principal “actif” des planteurs du sud des États-Unis », Nicolas Barreyre, Le Monde, 27 juin 2020
- « L’écho transatlantique des violences policières », Didier Fassin, L'Obs, 7 juin 2020
- « Le verdict racial de l’image : retour sur les affaires Rodney King et O.J. Simpson », Anne Lafont, The Conversation, 29 septembre 2017
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?
Marta Scaglioni est assistante de recherche en démo-ethno-anthropologie à l'Université de Milan-Bicocca.