« Race » et Covid : un retour des déterminismes biologiques ?

L’assassinat inique de George Floyd le 25 mai 2020 a remis sur le devant de la scène le débat autour de l’impact disproportionné du Covid-19 sur les populations afro-américaines aux États-Unis. Dès la mi-avril, des journalistes du magazine The Atlantic et le nouveau Center for Antiracist Research (Université de Boston) avaient créé le Covid Racial Tracking Project, une base de données nationale permettant de mesurer ces inégalités. Prenant acte de cet état de fait, la question a fait l’objet de plusieurs séances de commissions parlementaires pour en déterminer les causes. Lors de l’une de ces séances, l’historien Ibram X. Kendi a même évoqué « une pandémie raciale ».
Pour leur part, les milieux hospitaliers ont mis en avant la plus forte prévalence de certaines maladies chroniques aggravantes (diabète, asthme, hypertension) parmi les Afro-Américains. De part et d’autre, toute une panoplie d’arguments sont invoqués pour expliquer ces disparités : une part considérable des Afro-Américains ont en effet un accès limité aux tests, se trouvent dans l’impossibilité de travailler à distance, et bénéficient d’une mauvaise couverture d'assurance maladie. De fait, les Afro-Américains sont surreprésentés dans les quartiers pauvres, dégradés, surpeuplés et pollués des grandes villes américaines. De surcroît, les discriminations dont ils sont les victimes dans le système de santé nourrissent une forte méfiance de ces populations vis-à-vis des structures de prise en charge.
Parallèlement, des travaux scientifiques controversés qui avaient été réalisés afin d’enquêter sur d’éventuelles prédispositions génétiques des Asiatiques face au Covid, largement relayés dans la presse, ont servi à toute une série de discours sur les facteurs génétiques qui expliqueraient la surmortalité des Afro-Américains. Le 4 juin, le député démocrate Bill Foster avance même qu’il pourrait y avoir « une composante génétique » dans les inégalités raciales face au Covid. Ces arguments viennent s’ajouter à de vieux discours sur la prétendue mauvaise hygiène des Afro-Américains, rappelant les fantasmes mobilisés au sujet de la tuberculose à l’époque de la ségrégation.
Ces débats montrent clairement un inquiétant retour en force des déterminismes biologiques, y compris dans le monde académique, où ils se glissent subrepticement dans les protocoles de recherche. En effet, l’idée que l’auto-assignation à un groupe racial ou ethnique puisse constituer le critère de définition d’un facteur de risque face aux maladies n’est pas sans poser des écueils méthodologiques. Cela comporte en effet le danger de négliger une règle essentielle des sciences sociales et de l’analyse statistique selon laquelle une corrélation ne permet pas à elle seule d’affirmer une causalité entre deux phénomènes. Or, en isolant la race déclarée comme unique critère, on s’expose à sous-estimer les causes structurelles des inégalités face à la pandémie. Malheureusement, aux États-Unis, la dénonciation des inégalités raciales néglige bien souvent les mécanismes sociaux de domination et de marginalisation qui permettent à ces discriminations de perdurer dans le temps. Dès lors que l’on diversifie les angles d’approche émergent en effet des configurations sociales plus complexes. Ainsi un rapport du 21 avril 2020 du Pew Research Center estimait que la moitié des foyers américains les plus pauvres, parmi lesquels les Afro-Américains sont surreprésentés, ont subi au moins une perte d'emploi ou une réduction de salaire en raison de la crise du Covid-19. Pourtant, la norme demeure de privilégier l’approche raciale au sein de discours qui font tâche d’huile.
Le rôle prépondérant des États-Unis et de l’anglais aussi bien sur la scène politique que sur la scène académique explique en partie que cette représentation d’un monde en « noir » et « blanc » ait gagné une telle visibilité, y compris dans des contextes nationaux très différents, comme en témoigne un récent article du Monde. Cette diffusion pose le problème fondamental de la circulation des catégories déconnectées de leur contexte de production. C’est ce que dénonce le sociologue Stéphane Beaud dans un article récent sur l’introduction des mots « racisé » et « racialisation » dans le champ académique et journalistique français comme explication principale (voire suffisante) des inégalités sociales dont sont victimes les populations pauvres d’origine maghrébine ou africaine en France. Ces importations ont suscité de nombreuses réactions, alimentant aussi bien la controverse scientifique que le débat citoyen.
L’interaction entre ces deux sphères pose le problème de l’articulation entre les catégories mobilisées par les chercheurs pour comprendre les dynamiques discriminatoires et la question de la « race vécue » (notamment par les dites « minorités visibles » en France – sujettes à des traitements discriminatoires et exigeant légitimement l'égalité des droits). Or, bien que les buts et les moyens de la revendication militante relèvent de logiques différentes à celle de la recherche scientifique, on observe bien souvent un glissement entre les mots d’ordre des uns et les catégories des autres ouvrant la voie à une « confluence incontrôlée des acceptions sociales et sociologiques de la race », selon les mots de Loïc Wacquant. Or, dans le cadre des luttes contre l’essentialisation de certaines catégories de personnes qu’est le racisme, cet usage peut avoir des effets paradoxaux, en ce sens que, dans les termes de Roger Brubaker, la rhétorique militante a « une dimension performative, constitutive, qui contribue, quand elle est couronnée de succès, à la création des groupes qu'elle invoque ».
La surreprésentation statistique des Afro-Américains parmi les victimes du Covid-19 constitue une triste réalité renvoyant aux conditions économiques et sociales réservées à la majorité de la population noire des États-Unis. Elle est en même temps un terrible aveu d’échec des politiques de discrimination positive aux États-Unis, qui, depuis leur mise en place à la fin des années 1960, ne parviennent pas à juguler la marginalisation d’une grande partie des « minorités visibles » et tout particulièrement des Afro-Américains. Ces politiques semblent même avoir exacerbé la représentation individuelle et collective du « Noir » comme un élément marginalisé et donc marginalisable. Elles ont enfin permis de reporter constamment la lutte contre les inégalités économiques et sociales, les processus d’exclusion et les mécanismes de reproduction sociale, lutte qui constitue sans doute la meilleure façon de combattre le racisme et ses effets les plus pervers.
Ainsi, cherchant à déconstruire l’opposition proclamée entre Noirs (pauvres) et mulâtres (de l’élite) dans le débat politique haïtien dans les années 1930, l’écrivain Jacques Roumain aimait à citer le révolutionnaire Jean-Jacques Acaau : « Le mulâtre pauvre est un nègre, le nègre riche est un mulâtre » (« Milat pòv se nèg, nèg rich se milat »).
Pour en savoir plus :
- Pierre Bourdieu, Loïc J.D. Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 121-122, 1998, p. 109-118.
- Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 145, 2002, p. 3-8.
- Rogers Brubaker, « Au-delà de l’identité », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 139, 2001/3, p. 66-85.
- Samuel K. Roberts, Infectious Fear: Politics, Disease, and the Health Effects of Segregation, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2009, 328 p.
- Loïc Wacquant, « For an Analytic of Racial Domination », Political Power and Social Theory, No. 11, 1997, p. 221-234.
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- Maurice Halbwachs, Écrits d’Amérique, édition établie et présentée par Christian Topalov, collection "En temps et lieux", 2012
- Romain Huret, Katrina, 2005. L'ouragan, l'État et les pauvres aux États-Unis, collection "Cas de figure", 2010
- Paul Schor, Compter et classer. Histoire des recensements américains, collection "En temps et lieux", 2009
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd :
- Agustina Barrachina, « Les racines africaines d'un pays qui s'imaginait blanc », 12 octobre 2020
- Romain Huret, « L'Amérique, genou à terre », 4 septembre 2020
- Jean-Frédéric Schaub, « George Floyd, une émotion mondiale », 1er juillet 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur le coronavirus :
- Cécile Asanuma-Brice, « Violences urbaines, économiques et virales : Quand protéger tue », 18 septembre 2020
- Marie Assaf et Antoine Nséké-Missé, « Des trous dans le filet de protection sociale aux États-Unis ? », 12 juin 2020
- Aïcha Bounaga, Hamza Esmili et Montassir Sakhi, « Marges urbaines, formes de vie confinées et ouvertures critiques. Relire De Martino au temps de la catastrophe », 11 mai 2020
- Patrice Bourdelais, « À l’occasion du Covid-19, inventer un système de contrôle des grandes épidémies pour notre monde », 15 mai 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Marianne Le Gagneur, « 2020, l'année du télétravail ? », 22 avril 2020
- Stéphane Luchini, Patrick Pintus et Miriam Teschl, « Ce que nous voulons et pouvons savoir lors d’une pandémie », 17 juin 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Le Covid-19, une maladie socialement inégalitaire », Nathalie Bajos, Le Monde, 09/10/2020
- « Covid-19 : "Cette enquête déconstruit certains discours sur la surexposition des immigrés" », Nathalie Bajos, Le Monde, 09/10/2020
- « Qui sont les malades du coronavirus ? », Nathalie Bajos, Le Journal du dimanche, 11/05/2020
- « Peut-on éviter une crise sociale en plus de la crise sanitaire en France ? », Serge Paugam, RFI, 21/04/2020
- « La traque du bouc émissaire, une réponse aux épidémies inexplicables », Patrice Bourdelais, Le Monde, 18/04/2020
- « Aux États-Unis, la population afro-américaine durement touchée par le coronavirus », Romain Huret, La Croix, 09/04/2020
- « Antonio Casilli : "Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société" », Antonio Casilli, Libération, 25/03/2020
- « L’inégalité des vies en temps d’épidémie », Didier Fassin, Libération, 18/03/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Baptiste Bonnefoy est chercheur postdoctorant à l’université du Mans (TEMOS/Relrace/CRH). Il s’intéresse à la fabrique de la domination sociale dans les sociétés caribéennes.
Jean-Paul Zuñiga est directeur d’études à l’EHESS (CRH). Il est historien spécialiste des sociétés hispano-américaines à l'époque moderne. Ses travaux actuels portent sur la question des travailleurs urbains.