Les révolutions de Saint-Domingue et d’Amérique hispanique (1789-1830) : des prises d’armes au nom de la souveraineté, de l’égalité civique et des libertés

À la lumière des nouvelles recherches historiques, la Révolution de Saint-Domingue et les Indépendances de l’Amérique latine sont des moments politiques tout aussi déterminants que l’Indépendance des États-Unis d’Amérique et la Révolution française.

Ainsi, lors des Indépendances de l’Amérique hispanique, plusieurs proclamations (en 1811 en Nouvelle-Grenade et au Venezuela) ont établi d’emblée que la citoyenneté ne devait pas être limitée par l’origine des individus. Les nouvelles républiques rendaient caduques les règles anciennes de la « pureté de sang » qui hiérarchisaient les individus selon leur ascendance. C’était une révolution par rapport à l’ordre socio-racial de l’Ancien Régime.

Dans les deux camps en présence, indépendantistes ou loyaux à l’Espagne, l’ensemble des catégories de population furent mobilisées. Des Amérindiens, des Noirs (esclaves ou non), des Blancs, et des personnes issues de toutes les populations métisses purent combattre aussi bien pour défendre la monarchie hispanique qu’en faveur des Indépendances.

Pourtant, même lorsqu’ils luttaient pour des causes telles que la République ou pour la Monarchie, les soldats d’origine africaine, étaient parfois l’objet d’une méfiance particulière, d’une suspicion tenace, jusque dans leur propre camp. Combattaient-ils vraiment pour la République ou pour le roi ? Ou pour leur propre cause ? Voire pour une révolution « contre les Blancs » inspirée par Haïti ?

Ces suspicions, nombreuses sous la plume des auteurs créoles ou européens, s’inscrivaient dans le contexte justement décrit par Alejandro Gómez comme « le spectre de la révolution noire ». De la Virginie aux Venezuela, des colons blancs venus de Saint-Domingue répandaient les récits effrayants des esclaves en armes détruisant les plantations esclavagistes et massacrant leurs propriétaires. Il n’était pas question pour eux d’interroger l’exploitation et les violences à l’origine de la révolution des esclaves.

La Révolution de Saint-Domingue et la Révolution française furent alliées pour un temps, comme le montra l’alliance entre Sonthonax, l’envoyé de la Convention, et Toussaint Louverture, ancien esclave issu d’une prestigieuse lignée africaine, devenu l’un des plus brillants généraux de son temps. L’abolition de l’esclavage décidée par la Convention le 4 février 1794 fut l’un des points culminants de cette alliance, dont les effets se firent sentir dans toutes les Antilles, donnant naissance à une Révolution caribéenne inédite. Des mouvements révolutionnaires eurent lieu à Sainte-Lucie, à Saint-Vincent ou encore à la Grenade. Elles seront finalement écrasées par l’armée britannique en 1796-1797. Seule la révolution de Saint-Domingue perdura et donna naissance à l’État indépendant d’Haïti le 1er janvier 1804, après avoir vaincu les troupes françaises venues rétablir l’esclavage, comme Napoléon Bonaparte l’avait décidé en 1802. La Guadeloupe s’opposa aussi à la réaction bonapartiste, mais Louis Delgrès, Solitude et les autres résistants ne parvinrent pas à l’emporter.

Lors des processus d’Indépendance de l’Amérique hispanique, malgré les possibilités d’accès à la citoyenneté pour les hommes non-blancs, l’esclavage persistait. Le Mexique fait figure de pionnier avec les proclamations de libération des esclaves de Miguel Hidalgo en 1810, mais qui ne s’appliquèrent pas dans tout le pays, loin s’en faut.

En Colombie et au Venezuela, les esclaves en armes furent nombreux dans le camp royaliste entre 1811 et 1814. Les républicains créoles furent les premiers à être à nouveau hantés par le spectre de la Révolution noire. Ils décrivaient les troupes de l’Espagnol Boves, formées en grande partie d’anciens esclaves et de Noirs libres, comme les propagateurs du chaos et de la destruction. Mais peu à peu, les indépendantistes recrutèrent aussi dans toutes les catégories de la population et ils comptèrent aussi des officiers noirs et métis, surtout à partir de 1813. Certains même étaient d’anciens esclaves, comme le lieutenant Pedro Camejo, mort au champ d’honneur lors de la bataille de Carabobo en 1821. D’autres, comme le général métis de Curaçao Manuel Piar au Venezuela, furent victimes des querelles entre chefs politiques, d’autant plus qu’il était accusé par Simón Bolívar de vouloir une nouvelle Révolution de Saint-Domingue. Enfin, en Colombie comme au Venezuela, l’abolition totale de l’esclavage fut finalement écartée par les congrès indépendantistes au profit de lois gradualistes.

L’ère des premières révolutions contemporaines (1770-1830) a ouvert de nouveaux horizons d’attente politique : la souveraineté populaire, l’égalité civique et les libertés individuelles étaient désormais au cœur des aspirations de millions d’individus.

Lorsque ces promesses furent trahies, ce n’est pas en raison d’un excès d’universalisme, mais au contraire parce que les préjugés racistes des élites créoles et la défense de leurs privilèges prenaient parfois le dessus sur les nouveaux principes républicains.

Ces principes ont servi de point d’appui aux luttes toujours recommencées pour l’égalité des droits, au-delà des frontières d’origine et de couleur et de genre, en particulier dans les nombreux processus constituants en Amérique latine, des Indépendances à nos jours. Les difficultés à mettre en œuvre ces universaux ne les disqualifient pas, mais démontrent qu’ils ne sont réalisables qu’à condition d’affronter le poids des dominations et des préjugés de classe, de race et de genre.

 

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A propos de l'auteur: 

Frédéric Spillemaeker est actuellement « Attaché temporaire d’enseignement et de recherche » (ATER), à Sciences Po Aix-en-Provence.