Quelle place pour la mémoire de l’esclavage ?

La mort de George Floyd a fait resurgir en France et à l’étranger le spectre de la mémoire de l’esclavage, de ses traces, de ses séquelles et de ses éventuelles réparations. Elle revient de manière cyclique dans l’espace public national depuis la fin des années 1990, à compter des commémorations du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage (1998) et de l’adoption de la loi Taubira (2001) qui reconnait la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité.

Avant cette période, les pouvoirs publics de métropole ont longtemps considéré que la mémoire et l’histoire de l’esclavage étaient d’abord une affaire ultra-marine. S’il fallait donner une illustration, citons la loi du 30 juin 1983 qui instaure une journée chômée de commémoration de l’abolition de l’esclavage différente dans chaque département d’outre-mer, sans qu’une date de commémoration proprement nationale n’ait été instituée à cette époque. Il faudra attendre 2006 pour que soit adoptée une première journée de commémoration nationale en souvenir « des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition », célébrée le 10 mai de chaque année en référence à l’adoption de la loi Taubira. Une seconde journée de commémoration nationale sera instituée par le parlement en 2017 dite « journée nationale en hommage aux victimes de l'esclavage colonial », consacrée le 23 mai de chaque année.

L’intérêt national pour la mémoire de l’esclavage est donc un phénomène récent, et quoiqu’encore limité. Que l’on songe par exemple que le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE), avant sa dissolution au profit d’une Fondation pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage présidée aujourd’hui par Jean-Marc Ayrault), a été adossé institutionnellement de 2004 à 2019 au ministère de l’Outre-mer (et non par exemple au ministère de l’Éducation nationale ou de la Culture). Mais des progrès ont été malgré tout réalisés depuis une vingtaine d’années par un renouvellement de l’historiographie, par des actions de sensibilisation dans les milieux scolaires (par exemple le concours « La Flamme de l’égalité ») et de modification des programmes scolaires, par l’érection de nouveaux lieux de mémoire (Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes en 2012  ; inauguration du Mémorial ACTe par François Hollande en 2015 à Point-à-Pitre ; inauguration le 26 septembre 2020, par Anne Hidalgo, d’une statue en hommage à la « mulâtresse » Solitude…).

Si l’intérêt national de la mémoire et de l’histoire est un phénomène récent, il a changé également de symbolique. Depuis la IIIe République jusqu’à la fin des années 1990, la mémoire officielle de l’esclavage, fût-elle ténue, est prédominée par une symbolique républicaine et abolitionniste. Il s’agit avant tout de célébrer la grandeur de la République et des abolitionnistes métropolitains (dont la figure majeure de Victor Schœlcher) qui ont libéré les esclaves de leurs chaînes. Dans ce récit officiel, à la fois les résistances noires anti-esclavagistes (marronnage, insurrections, révoltes…) et les victimes de l’esclavage n’ont pas vraiment leur place. On assiste cependant, dès les années 1950-1960, à un premier mouvement de contestation du régime mémoriel abolitionniste (accusé de paternalisme), au sein de la mouvance nationaliste et anticolonialiste antillaise (par exemple le Parti progressiste martiniquais co-fondé par Aimé Césaire). Ce sont désormais les actions et les luttes menées par les anciens esclaves pour leur propre émancipation qui occupent le devant de la scène mémorielle. Ce sont les anciens esclaves qui deviennent les véritables acteurs de l’Histoire, à l’image de la révolte martiniquaise du 22 mai 1848 qui a précipité l’application du décret du 27 avril 1848.

Le déboulonnage de la statue de Victor Schœlcher le 22 mai 2020, dont il faut rappeler qu’il a précédé la mort de George Floyd de quelques jours, se situe clairement dans cet héritage anticolonialiste de la mémoire de l’esclavage. Cet acte est à distinguer clairement du déboulonnage de statues qui renvoient à des négriers et à des esclavagistes notoires et portent les traces d’un régime mémoriel esclavagiste de l’esclave qui persiste encore aujourd’hui dans notre paysage mémoriel.    

L’héritage anticolonialiste de la mémoire de l’esclavage est donc pluriel, y compris dans ses modes d’action. On peut douter par exemple que Aimé Césaire, pourtant figure majeure de l’anticolonialisme antillais, aurait cautionné le déboulonnage de la statue de Schœlcher, pour lequel il avait grande estime, qui transparaît par exemple lors de son discours à la Sorbonne du 27 avril 1948 à l’occasion des commémorations de l’abolition de l’esclavage.

Lorsque Lionel Jospin, lors de son allocution à Champagney le 26 avril 1998 pour les commémorations de l’abolition de l’esclavage, rend hommage à Toussaint Louverture ou à Louis Delgrès, lorsque Anne Hidalgo inaugure une statue à Paris en l’honneur de Solitude, ce n’est pas là pour donner des gages au mouvement nationaliste ou au mouvement panafricain antillais, mais pour reconnaître une autre mémoire et une autre histoire dans lesquelles d’anciens esclaves ont contribué non seulement à leur propre émancipation, mais également à faire progresser, à l’échelle nationale et globale, les idées de liberté et d’égalité de l’humanité.

Les autres oubliés de la mémoire abolitionniste/républicaine ont été, non plus les héros individuels ou anonymes de couleurs, mais les victimes de l’esclavage, comme si la célébration de la seule abolition devait rimer avec l’amnésie des souffrances endurées pendant des siècles de traite et de mise en esclavage. C’est surtout à partir des commémorations de 1998 et notamment de la « marche silencieuse » à Paris, le 23 mai, que d’autres voix, venues principalement de la diaspora antillaise en métropole, ont fait entendre, dans l’espace public, un hommage rendu aux ancêtres victimes d’un crime contre l’humanité. La République ne leur avait pas encore fait place et donner noms dans les commémorations officielles. C’est au nom de la mémoire de ces victimes que la loi Taubira du 10 mai 2001 a reconnu officiellement le crime et qu’un projet de Mémorial national des victimes de l’esclavage devrait voir le jour au jardin des Tuileries.     

 

Pour en savoir plus :

À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd :

On en parle dans les médias :

Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?.

 

                    

A propos de l'auteur: 

Johann Michel est philosophe et politiste (université de Poitiers - CEMS). Ses travaux portent notamment sur la mémoire de l'esclavage et le devoir de mémoire.