L'Amérique, genou à terre

Il est beaucoup question de suffocation, d’intoxication et de brutalisation dans l’Amérique contemporaine. La poursuite du bonheur, inscrite dans la Constitution, tourne à l’aigre ; le pays a désormais des airs de mauvais drame shakespearien. Comme tant d’autres avant lui, George Floyd n’a pas eu le droit de respirer plus longtemps. Le genou d’un petit flic et le regard indifférent d’un autre ont eu raison d’une vie. Une de plus ; avant une autre, sans doute, demain. Que valent donc nos vies, demandent les manifestants, jeunes et moins jeunes, de Minneapolis à Santa Monica, en passant par New York ?

Comme dans un épisode de Breaking Bad, repassant en boucle sur nos écrans, on meurt beaucoup aux États-Unis. Plus de cent mille morts du Covid-19 ; d’autres centaines de milliers de morts de la crise des opiacés – ces médicaments supposés soigner les petites douleurs, mais créant des hordes de junkies dans tout le pays – sévissant depuis vingt ans. Encore plus brutalement, on se donne même la mort avec des armes à feu ou des pilules. L’augmentation du nombre de suicides est confirmée dans toutes les catégories sociales et à tous les âges. Un chiffre parmi d’autres : chaque année, depuis dix ans, le nombre de suicidés dépasse le nombre total de morts pour les guerres en Irak et en Afghanistan. Depuis vingt ans, au pays de la révolution médicale du XXe siècle, du bonheur et de l’American Way of Life, on meurt, donc, à la pelle ; on meurt bien avant l’heure.

George Floyd ne serait donc qu’un mort parmi d’autres ; mais ce fut une de trop. Trop absurde, trop violente, trop inhumaine, rendant impossible tout travail de deuil. Si les anthropologues ont montré la possibilité de trouver un bonheur avec les morts, une partie de l’Amérique n’y est pas prête. Les morts nourrissent le malheur, la colère et la rage. À l’heure où l’épidémie de Covid-19 a rappelé la vulnérabilité et la fragilité de chacun, le pays semble empêtré dans une crise médicale et sanitaire sans fin. Si la scène de l’arrestation de George Floyd donne naissance à une telle mobilisation, c’est qu’elle renvoie aux parts d’ombre de la démocratie américaine.

Les deux policiers appartiennent à l’ordre sécuritaire en plein développement depuis trente ans. Il ne faut jamais oublier que le pays est en guerre permanente depuis le 11 septembre 2001, et certains pourraient dater cette militarisation de la Seconde Guerre mondiale. Les deux officiers ont agi en professionnels, formés aux techniques d’arrestation et de surveillance des populations. Mise à distance, blocage du corps, consignes non négociables, indifférence aux plaintes, autant de pratiques élaborées et commercialisées par un complexe militaro-industriel s’étendant de Bagdad à Minneapolis. La perméabilité entre la guerre à l’extérieur et les pratiques locales est très forte. Dans un bel ouvrage publié en 2018, Bring the War Home, l’historienne Kathleen Belew en avait rappelé les circulations de la guerre du Vietnam jusqu’à nos jours par le biais des anciens combattants. Les chercheurs sur la guerre le savent bien : la violence ne s’arrête pas avec la démobilisation et le retour à la maison. Les images de l’arrestation, recomposées par le New York Times donnent à penser à une arrestation sur un terrain d’opération extérieur. Pour les manifestants, depuis une semaine, le premier problème vient de là : nous ne sommes pas à Bagdad mais à Minneapolis, Minnesota. Nous ne sommes pas dans un pays en guerre, mais dans une nation profondément fragilisée par l’épidémie sanitaire en cours.

George Floyd, l’homme arrêté ce jour, est, sans surprise, afro-américain. Avec l’humour du désespoir, la communauté afro-américaine appelle cela « driving while black » – jeu de mots en allusion à la conduite en état d’ivresse (driving while intoxicated) pour désigner la pratique policière bien connue consistant à arrêter au cours des patrouilles les conducteurs issus de minorités raciales. Pour beaucoup, l’acte est tellement banal qu’il en devient invisible – un « racisme sans racistes », comme disent certains chercheurs. Il est aussi particulièrement ancré dans les institutions, locales et nationales. Depuis trente ans, la transformation de la police dans les villes et les comtés a intégré cet inconscient racial. Plus pauvre, plus vulnérable, plus touchée par l’épidémie de Covid-19, la population afro-américaine est inexorablement victime d’un racisme endémique. Pour celles et ceux qui marchent dans les rues, chaque soir, l’Amérique post-raciale est donc un mythe, inventé par des journalistes en manque d’inspiration au lendemain de l’élection de Barack Obama.

George Floyd avait 46 ans. L’âge est celui pour lequel les progrès de la médecine ont été très importants au cours du siècle dernier. L’amélioration des systèmes de soins, de nos connaissances médicales et des pratiques d’alimentation a permis à beaucoup, notamment des hommes, issus de milieu modeste, de passer le cap de la cinquantaine sans trouble cardio-vasculaire. Depuis une trentaine d’années, la tendance change pour cette catégorie d’âges. Et les morts, évoqués au départ, viennent souvent de cette cohorte. Si l’espérance de vie est désormais de 79 ans pour les hommes et 81 ans pour les femmes, elle baisse pour les hommes et les femmes les plus vulnérables. Le délitement de l’État social et la privatisation du système de santé ont profondément renforcé les inégalités de santé dans l’Amérique contemporaine. Sous réserve de données statistiques plus précises, l’épidémie du coronavirus ne fera que renforcer le grave recul de la longévité. Les hommes et les femmes, arpentant le macadam des principales villes aux États-Unis, réclament une égalité des vies du « berceau à la tombe », écho un rien macabre aujourd’hui aux promesses du président Franklin Delano Roosevelt pendant la Seconde Guerre mondiale. La sécurité sociale, promise alors, ne bénéficie plus à tous les George Floyd du pays.

La mort de George Floyd n’est donc pas seulement une mort de trop ; elle agit comme un révélateur d’une crise profonde de la démocratie américaine dans ses aspects sécuritaires, sanitaires et sociaux ; elle met au jour les raisons même du vivre ensemble et les normes collectives et conduit chacun à s’interroger sur ce qui fait humanité. Comment peut-on désormais être indifférent aux États-Unis à un homme à terre qui demande simplement à respirer ? Il est intéressant de voir que les soutiens aux manifestants vont au-delà de la gauche américaine. De manière surprenante, des shérifs ont fait part de leur soutien en refusant l’hypothèse de la faute professionnelle. Pour ces hommes, élus dans les comtés pour assurer la loi et l’ordre, il s’agit d’une faute morale. Le genou du shérif n’avait tout simplement rien à faire sur le cou d’un homme au sol. Et que certains hommes de loi posent à leur tour le genou à terre donne de rares raisons d’espérer dans l’Amérique de Trump.

 

Article initialement paru dans Libération le 4 juin 2020

 

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A propos de l'auteur: 

Historien des Etats-Unis, Romain Huret est directeur d'études. Il s'intéresse principalement aux inégalités économiques et sociales aux États-Unis.