George Floyd, une émotion mondiale

Le meurtre de George Floyd à Minneapolis a suscité une vague d’émotions et un sursaut civique dans des pans entiers de la société états-unienne. Le crime de Derek Chauvin a conduit tout type de citoyennes et citoyens, résidant dans tout type d’agglomérations et d’États, y compris dans des territoires où la présence démographique afro-américaine est très faible, à manifester leur rejet politique. C’est dire que le mouvement de protestation s’est décollé de l’expérience quotidienne pour atteindre, à l’échelle de la société des États-Unis, une forme d’universalité. On est loin des tragédies de Détroit (1967) ou des révoltes de Los Angeles consécutives au violences subies par Rodney King (1991). Vu d’Europe, on espère que cette mobilisation généralisée se saisisse en même temps de la question raciale, de l’insécurité sociale et de la libre circulation des armes à feu. Faute de quoi, il est vain d’espérer une contention durable de la violence. Les déboulonnages de statues, les génuflexions de représentants démocrates, la répulsion exprimée par certains sénateurs républicains, les assauts de radicalisme chic sur les campus n’y changeront rien : un pays où le programme social-démocrate de Bernie Sanders est tenu pour une utopie bolchévique n’a aucune chance, je le crains, d’entamer la remédiation que tous attendent.

La mise en branle de la société états-unienne a déteint sur bien d’autres régions du monde. Les échos de la mort de George Floyd résonnent loin des États-Unis, d’abord parce que le racisme et la violence dans les forces de l’ordre existent dans bien d’autres pays, ensuite parce que les techniques de diffusion des informations et des émotions ont transformé le visage du monde sous nos yeux. Le travail que conduisent les historiennes et historiens peut fournir à l’ensemble de la société des outils permettant d’éclairer les situations que nous traversons. Toutefois, il convient de faire ici un aveu qui pourrait décourager. La tentation existe de bâtir de nouvelles notoriétés académiques sur l’idée que des injustices n’ont pas fait l’objet de l’attention des savants et que des universitaires justiciers comblent aujourd’hui de coupables silences. Cette attitude relève de l’ignorance ou du cynisme. Le racisme et la condition noire dans l’Amérique post-esclavagiste ont fait l’objet d’un nombre incalculable de monographies, d’articles, de positions théoriques, d’enquêtes diligentées par des universitaires ou des fonctionnaires depuis plus de cent ans, à commencer par les travaux du sociologue et historien W.E.B. Du Bois. Il y a là un avertissement redoutable pour les universitaires. La description exacte d’une injustice ne dispose pas par elle-même de la force correctrice qu’on souhaiterait lui voir jouer.

La diffusion mondiale de la protestation que nous vivons invite à la tentation : celle de comparer les sociétés. On voit, par exemple en France, combien l’analogie entre le racisme aux États-Unis et le racisme en France consolide des revendications à l’échelle nationale. Les trajectoires des deux sociétés, en dépit de ressemblance formelles (deux républiques précoces qui ont rédigé des déclarations des Droits de l’Homme qui ne tenaient pas compte de l’humanité réduite en esclavage), sont toutefois trop différentes pour que la comparaison produise des effets suffisants. La prise de conscience générale, de toute façon, dépasse de loin le face à face de la France et des États-Unis qui n’est qu’une dimension de ce qui secoue le monde. Des milieux militants entendent constituer un sujet politique nouveau : le monde noir en diaspora engendré par la lutte qu’il conduit pour la reconnaissance de droits historiques et présents. À cette échelle, le cadre de la comparaison doit adopter une autre dimension. Il faut considérer le sort terrifiant réservé aux communautés Siddhis, descendants d’esclaves africains déportés en Inde par les marchands arabes et portugais. On voit fleurir en Indonésie le slogan Papuans Lives Matter qui dit assez l’oppression que subissent ces populations, en raison de la couleur de leur peau. Les gouvernements de l’Algérie et de la Tunisie lancent de méritoires campagnes d’information pour que cessent le mépris et la violence que subissent au quotidien des citoyens, des résidents et des migrants noirs. Ces exemples ne visent pas à laisser au second plan les manifestations de racisme et les processus de discrimination dans notre pays, mais à demander que le travail de la comparaison soit réalisé de façon à la fois élargie et plus précise.

Enfin, au début de cette note, je célébrai l’universalité qu’avait atteinte la répulsion du racisme dans la société des États-Unis. L’universel, chacun le constate dans le débat politique, est devenu le symbole de l’ethnocentrisme de l’Occident et sa ruse historique comme acteur colonial. Ce retournement est la conséquence des promesses non tenues de la République, si l’on s’en tient au cas français. Mais on ne saurait prendre un tour rhétorique pour le fondement d’un programme politique. Ce que l’histoire atteste, c’est que tous les régimes politiques et juridiques installés par les puissances coloniales européennes aux Amériques, en Asie, en Afrique, ont été des régimes qui pratiquaient et clamaient le différentialisme comme leur fondement central. C’est pourquoi, dans les œuvres riches et complexes de Césaire et de Fanon, on est en droit de retrouver la dénonciation des régimes essentialistes et différentialistes imposés par l’administration coloniale, tout comme l’aspiration à une émancipation universelle.

 

Pour en savoir plus :

À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd :

On en parle dans les médias :

Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?.

A propos de l'auteur: 

Jean-Frédéric Schaub est historien (Mondes Américains/CRBC) de la notion de race à l'ère moderne, des empires ibériques et du Brésil.