Dans les yeux de Derek Chauvin

Avec ses yeux exorbitants, sa mâchoire carrée et ses cheveux coupés à ras, il a l’air tout droit sorti d’un film de Scorsese ou de Kubrick, ou d’un roman de Bret Easton Ellis. Mais il existe en chair et en os. Il s’appelle Derek Michael Chauvin. Il est policier à Minneapolis et désormais tristement célèbre pour avoir provoqué la mort de George Floyd. Les images de l’arrestation et de l’asphyxie ont provoqué une indignation mondiale. Les mots, prononcés par Floyd, « je ne peux pas respirer », et l’indifférence glaciale de Chauvin ont donné un sens plus fort que jamais au nom du mouvement Black Lives Matter. Car sous le lourd genou de Chauvin, la vie de Floyd ne comptait guère. Désormais condamné par un tribunal qui n’a pas reconnu la faute professionnelle, et dans l’attente d’un jugement définitif, il peut désormais devenir un objet froid permettant aux sciences sociales de s’en emparer. Pour analyser tous les Derek Chauvin qui ont peuplé le pays depuis sa création, les chercheuses et chercheurs aux États-Unis ont principalement privilégié trois pistes.
Une première approche a longtemps consisté à défendre une lecture strictement irrationnelle, renvoyant cette violence aux tréfonds de l’humanité et à sa part d’ombre la plus inavouable. Un registre emprunté à la psychanalyse a souvent fait office d’explication mono-causale. Les racistes aux États-Unis, notamment dans le Sud, étaient mus par une paranoïa aigue, et appartenaient à un monde de « petits blancs pauvres » (white trash) sur le point de disparaître. Leur rage et leur colère étaient encore très visibles dans les années 1950 et 1960 au moment du mouvement pour les droits civiques, et renvoyaient aux pires heures de la nation de l’esclavage à la ségrégation en passant par les lynchages. Cette rage enfouie a ressurgi au début du XXIe siècle avec la peur existentielle de devenir une minorité et de perdre à jamais leurs privilèges majoritaires.
Une deuxième hypothèse ajoute l’idée d’un contrôle social habile de la part des élites, qui auraient manipulé un peuple particulièrement idiot. Comme le chien de Pavlov, des hommes et des femmes auraient réagi, et continuent à le faire, à des incitations racistes et violentes. À nouveau, le Sud du pays fait office de laboratoire. À défaut de leur promettre une sécurité économique et sociale, les grands planteurs et les capitaines d’industrie ont utilisé la ligne de couleur entre Blancs et Afro-Américains comme une ligne de séparation bien commode pour asseoir leur domination. Entendu hier, ce modèle de la manipulation se retrouve encore très présent dans les analyses du vote trumpiste aujourd’hui.
Une dernière, beaucoup plus féconde, s’est placée au plus près des Derek Chavin, se rapprochant ainsi de cet objet sale et répulsif. En les replaçant dans l’épaisseur sociale, culturelle et institutionnelle qui a vu naître ces monstres froids, on sort d’un discours psychologisant ou complotiste. C’est au cœur même des institutions que s’enracinent, se structurent et se déploient des mécanismes ordinaires de racisme. Cette production quotidienne imprègne les discours et les pratiques, et structure les interactions avec les populations. En se penchant sur l’itinéraire, pas si singulier, de Derek Chauvin, on apprend que de nombreuses plaintes ont été déposées avant le dramatique épisode final, contre celui qui continue à bénéficier depuis trop longtemps d’une protection de ses supérieurs, allant jusqu’à lui confier la formation de nouvelles recrues dans la police. La mort de George Floyd n’est donc pas un accident, un excès d’autorité et de rage ; elle est le résultat de discours et de pratiques ordinaires.
Cette approche plus compréhensive et ancrée dans les mondes sociaux porte en elle-même une promesse de progrès. Dans des villes comme La Nouvelle-Orléans, où la police fut longtemps réputée pour son racisme endémique, des réformes incluant policiers, universitaires et élus locaux commencent à porter leurs fruits. En améliorant la formation, en réfléchissant aux dispositifs d’interaction avec la population, en sanctionnant les comportements inadmissibles, en réfléchissant aux pratiques violentes d’interpellations, on a cherché à rompre avec la fabrique ordinaire de la violence et du racisme. En regardant donc, droit dans les yeux de tous les Derek Michael Chauvin aux États-Unis et ailleurs.
Pour en savoir plus :
- Anderson Carol, White Rage: The Unspoken Truth of Our Racial Divide, New York: Bloomsbury, 2016
- Hofstadter Richard, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1964
Les Éditions de l’EHESS vous recommandent :
- Huret Romain, Katrina, 2005. L'ouragan, l'État et les pauvres aux États-Unis, Paris, EHESS, coll. Cas de figure, 2010
- Huret Romain, La fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre contre la pauvreté aux États-Unis (1945-1974), Paris, EHESS, coll. En temps et lieux, 2008
À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur l’après-George Floyd :
- Huret Romain, « L’Amérique, genou à terre », 1er septembre 2020
- Jobard Fabien, « Gestion policière, militaire et privée des manifestations Black Lives Matter », 17 décembre 2020
- Schaub Jean-Frédéric, « George Floyd, une émotion mondiale », 1er juillet 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd
On en parle dans les médias :
- « Violences policières : un an après George Floyd, ‘la voie du changement’ aux États-Unis ? », Guilleux Alexis, Europe 1, 24 mai 2021
- « Un an après le décès de George Floyd, la police américaine toujours aussi létale pour les Noirs », Stéphanie Le Bars, Le Monde, 24 mai 2021
- « Justice, climat, inégalités… Les États-Unis sont-ils à nouveau fréquentables ? », Romain Huret et Marc-Antoine Eyl-Mazzega, France Culture, 22 avril 2021
Retrouvez l'intégralité des interventions médiatiques des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse « Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ? ».
Historien des États-Unis, Romain Huret est directeur d'études à l’EHESS, directeur du Centre d’études nord-américaines (CENA) et directeur adjoint des Mondes Américains. Il s'intéresse principalement aux inégalités économiques et sociales aux États-Unis.