“Les Portugais ne sont pas racistes”. De l’historicité d’une tradition inventée.

“Les Portugais ne sont pas racistes”, entend-on régulièrement. Pourquoi et comment cette idée est apparue et a pris racine ? L’histoire peut nous aider à appréhender le processus de fabrication de cette idée fallacieuse et de ses échos contemporains.
Le passé colonial a laissé une empreinte durable dans la société portugaise où le racisme est la règle. Il y existe une division raciale en ce qui concerne travail, salaire mais aussi l’accès à l’éducation, au logement et à d’autres droits sociaux. Ainsi, les Portugais noirs et immigrés africains sont plus susceptibles d’être victimes de violences policières, de préjugés et de discrimination dans leur vie quotidienne. La série de rapports publiés par Joana Gorjão Henriques dans le journal Público (Lisbon) a levé le voile sur cette réalité cachée. L’enquête sociale européenne (European Social Survey, 2018-2019), qui ne peut prêter flanc à la critique, confirme que près des deux tiers des Portugais ont déjà tenu des propos racistes. Et pourtant la majorité des Portugais pensent encore que le racisme n’existe pas dans la société portugaise, et qu’il n’est que le produit de cas isolés et d’exceptions résultant de comportements individuels répréhensibles. Pourquoi donc l’idée que les Portugais seraient immunisés contre le racisme est-elle largement répandue parmi ces derniers, alors que les faits démontrent le contraire ?
L’idée que les Portugais disposeraient d’une disposition spécifique pour mener à bien la colonisation remonte au XVIIIe siècle, bien qu’elle se soit consolidée au cours du dernier quart du XIXe siècle. Lors des dernières décennies de l’empire colonial portugais, lorsque la souveraineté portugaise était menacée en Afrique, l’État Nouveau (Estado Novo) – le régime autoritaire et colonialiste qui a dirigé le Portugal de 1933 à 1974 – fit siennes les idées du penseur brésilien Gilberto Freyre sur la soi-disant relation particulière des Portugais aux tropiques.
Le luso-tropicalisme affirmait que les Portugais, contrairement aux autres peuples colonisateurs, disposaient d’une aptitude particulière qui leur permettait de s’adapter au mode de vie tropical, à travers le métissage et l’interpénétration culturelle. Cette vocation tropicale n’aurait pas découlé des intérêts politiques ou économiques, mais plutôt de l’absence de préjugés sur la couleur de peau et d’une empathie débordante de créativité innée chez les Portugais. Selon Freyre, l’adaptabilité intrinsèque des Portugais, leur remarquable aptitude à la mobilité, leur propension au métissage et leur facilité à s’acclimater seraient le résultat de leurs origines ethniques hybrides, de leur position géographique située à mi-chemin entre l’Europe et l’Afrique, et de leur histoire au contact des peuples musulmans et juifs dans la péninsule ibérique durant les premiers siècles de naissance de la nation portugaise. Un même processus aurait abouti à l’intégration des différents peuples présents dans tous les territoires colonisés par les Portugais, offrant ainsi une unité de sentiment d’appartenance et de culture à tous les Portugais et Luso-descendants.
Au cours des années 1950 et 1960, en réaction à la contestation anticoloniale et aux mouvements de libération apparus en Angola, en Guinée et au Mozambique, l’État Nouveau se mit à produire et diffuser une version nationaliste du luso-tropicalisme de Freyre afin de réfuter l’idée que le Portugal avait la main sur des territoires outre-mer qui n’étaient pas non-autonomes. L’État portugais, à travers le système éducatif, les médias, la propagande et la censure, véhiculait un message inspiré du luso-tropicalisme, en total décalage avec la réalité sociale et politique des colonies, et insufflait ainsi l’idée que les Portugais n’étaient pas et n’avaient jamais été racistes. Mieux, chercheurs en sciences sociales, politiciens et diplomates défendaient l’idée que l’égalité entre les hommes, quelle que soit leur couleur de peau, leur race, leur civilisation, était une invention portugaise qui avait devancé de cinq siècles la déclaration des droits de l’homme des Nations Unies. Tout ce qui relevait d’un préjugé ou d’une discrimination raciste était présenté comme une « déviance » de la « tradition portugaise » d’ouverture, de tolérance et d’universalisme.
Même après la « Révolution des Œillets » du 25 avril 1974, qui ouvrit la voie à la démocratie portugaise, les discours accréditant l’existence d’une exception portugaise pour les tropiques ne s’effacèrent pas. Le mythe de l’exception de la colonisation portugaise fit place au mythe postcolonial d’une exception de la décolonisation qui n’aurait été rien d’autre qu’une libération mutuelle et fraternelle, dans la métropole et ses colonies, d’un même régime oppresseur, maintenant ainsi bien vivants les liens « naturels » entre le Portugal et les pays africains dont la langue officielle reste le portugais.
La persistance de l’idéologie luso-tropicale a été la porte ouverte sur un déni persistant de réalité qui en outre disqualifie l’expérience des Noirs. Pour toute personne blanche n’ayant jamais souffert dans son quotidien de discrimination en raison de sa couleur de peau et qui, en toutes circonstances, jouit de privilèges dont les personnes noires sont privées, il est facile de nier ce qui n’a jamais été ressenti. Dans le cas des Portugais blancs qui ont grandi sous la dictature, c’est d’autant plus facile qu’ils et elles ont une image idéalisée d’eux-mêmes, celle d’un peuple d’exception dans ses relations avec les peuples non-européens. De plus, le récit positif et glorifiant de la présence portugaise hors Europe prévaut toujours dans les programmes scolaires et les médias, à quelques exceptions près.
L’illusion selon laquelle les Portugais échapperaient aux préjugés racistes les a exemptés de combattre le racisme structurel au Portugal. De la même manière s’est perpétué l’imaginaire mensonger niant l’existence même du racisme. Il convient de sortir de ce cercle vicieux. Mais comment faire ? La connaissance du processus historique du racisme marque certes la première étape, mais, en parallèle, il est urgent de mettre en œuvre des politiques antiracistes dans toutes les sphères de la société, que ce soit dans le monde politique, la justice, la police et l’éducation. C’est à l’État et à la société civile de prendre à bras le corps ce défi en déconstruisant le mythe et l’image lisse que les Portugais ont d’eux-mêmes, et en promouvant l’égalité raciale. C’est également aux citoyens eux-mêmes de s’atteler à cette tâche de transformation sociale et radicale de leur quotidien.
"Portuguese non racism”: On the historicity of an invented tradition
“The Portuguese are not racists” – one usually hears. How and why did this idea appear and take root? History can shed light to the process of production of this fallacy and its contemporary echoes.
Colonial past left an enduring imprint in Portuguese society and racism is the rule. There is a racial division of labour, income and access to education, housing and other social rights, and black Portuguese and African immigrants are more likely to face police violence and suffer prejudice and discrimination on a daily basis. The series of reports written by Joana Gorjão Henriques on the newspaper Público (Lisbon) revealed this hidden reality. The unsuspected European Social Survey (2018/2019) confirms that almost two thirds of the Portuguese express racism. Still, most white Portuguese believe that there is no such problem in Portuguese society, only isolated episodes, exceptions, product of individual misbehaviors. Why is the idea that Portugal is immune to racism so common if evidence points other way?
The idea of a special aptitude of the Portuguese for colonization can be traced back to the eighteenth century, although it gained more consistency in the last quarter of the nineteenth century. In the last decades of the Portuguese colonial empire, when Portuguese sovereignty in Africa was under menace, the Estado Novo (New State) – the authoritarian and colonialist regime that ruled in Portugal between 1933 and 1974 – appropriated the ideas of the Brazilian thinker Gilberto Freyre about a supposedly special relation of the Portuguese with the tropics.
Luso-Tropicalism argued that the Portuguese, in contrast with other colonisers, possessed a special ability for adapting to life in the tropics, through miscegenation and cultural interpenetration. This tropical vocation was not the product of political or economic self-interest, but rather resulted from an absence of colour prejudice and a creative empathy innate to the Portuguese people. According to Freyre, the Portuguese’ intrinsic plasticity, their notable aptitude for mobility, miscibility and acclimatization, resulted from their hybrid ethnic origin, their location in-between Europe and Africa and their history of contact with Muslims and Jews in the Iberian Peninsula during the first centuries of Portuguese nationhood. A similar process of integration of disparate elements occurred in all areas of Portuguese colonisation, granting all Portuguese and Luso-descendants a unity of sentiment and culture.
Along the 1950s and 1960s, in face of the anticolonial contestation and the liberation movements in Angola, Guinea and Mozambique, the Estado Novo produced and disseminated a nationalistic version of Freyre’s luso-tropicalism to negate that Portugal had non-self-governing territories. The Portuguese state, through the education system, media, propaganda and censorship conveyed a Luso-tropicalist message out of step with the political and social reality in the colonies and instilled in the Portuguese the idea that they were not nor had ever been racists. In fact, social scientists, politicians and diplomats defended that human equality, regardless colour, race or civilization, was a Portuguese invention that preceded in five centuries the UN human rights declaration. Everything that constituted racial prejudice or discrimination was referred as “deviation” from the plastic, tolerant and ecumenical “Portuguese tradition”.
Even after the “Carnation revolution” of 25 of April 1974, which opened the door to democracy in Portugal, the discourse on a Portuguese exceptional attitude towards the tropics did not disappear. The myth of the exceptionality of Portuguese colonization gave way to the post-colonial myth of an exceptional decolonization, as a mutual and fraternal liberation from the same oppressive regime, keeping alive the “natural” ties between Portugal and the African countries whose official language is the Portuguese.
The persistence of a diffuse Luso-tropical ideology allows reality to be constantly denied and the painful experiences of black people to be devalued. For white people, who have never suffered daily offenses because of their skin colour and, for all intents and purposes, enjoy a privileged position in relation to black people, it is easy to deny what they have never experienced. In the case of white Portuguese who grow up during dictatorship, it is even easier because they have an idealized self-image of an exceptional people in the relationship with extra-European people. Moreover, a positive and exalting narrative about Portuguese presence outside Europe continues being transmitted by the school curricula and the mass media, with few exceptions.
The illusion of Portuguese non-racism has prevented structural racism from being faced and combated in Portuguese society and perpetuates racism and the fake imaginary that denies its existence. It is a vicious cycle that needs to be broken. How to put an end to it? Knowing the historical process of racism is a first step, but, in parallel, it is urgent to implement anti-racist policies in all areas of collective life, in the political, justice, police and education systems. It is up to the state and the civil society to take up the challenge of breaking that self-assuring and immobile image and promoting racial equality in Portugal. It is also up to all citizens to embrace this task of radical social transformation in their daily lives.
Pour en savoir plus :
- Castelo Cláudia, “O modo português de estar no mundo”: o luso-tropicalismo e a ideologia colonial portuguesa (1933-1961) [« La manière portugaise d'être au monde » : le luso-tropicalisme et l'idéologie coloniale portugaise], Porto, Afrontamento, 1999
- Castelo Claudia, “The Luso-tropicalist message of the late Portuguese Empire”, in Garcia José Luís, Kaul Chandrika, Subtil Filipa, Santos Alexandra Dias (eds.), Media and the Portuguese Empire, 2017, Cham, Palgrave Macmillan, p. 217-34
- Henriques Joana Gorjão, Racismo no país de brandos costumes [Le racisme dans le pays des coutumes douces], Lisbon, Tinta-da-China, 2018
- Reis Bruno C. and Oliveira Pedro A., “The Power and Limits of Cultural Myths in Portugal’s Search for a Post-Imperial Role”, The International History Review, 2018, vol. 40, n°3, p. 631-53
À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur l’après-George Floyd :
- Damesceno Fonseca Claudia et Martello Aline, « La Brésil avant et après George Floyd. Entre déni et dénonciations », 1er avril 2021
- Michel Johann, « Quelle place pour la mémoire de l’esclavage ? », 28 octobre 2020
- Thibaud Clément, « Post-esclavagisme en Amérique Latine », 15 septembre 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd
On en parle dans les médias :
- « L’extrême droite défile à Lisbonne contre les accusations de racisme au Portugal », Le Monde avec AFP, 27 juin 2020
- « Les esclaves étaient le principal “actif” des planteurs du sud des États-Unis », Nicolas Barreyre, Le Monde, 27 juin 2020
- « #BlackLivesMatter, l'assourdissant silence des musées français », Anne Lafont, Slate, 15 juin 2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?
Cláudia Castelo est historienne à Institut des Sciences Sociales à l’Université de Lisbonne. Ses travaux de recherche incluent les migrations d’individus, d’idées et de savoirs dans l’empire colonial portugais moderne dans une perspective globale.